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Revue des marques : numéro 92 - octobre 2015
 

Imagination 3.0 : bienvenue à l’üserisation des marchés !

Le dialogue à l’ère digitale implique le consommateur dans une co-création à forte valeur ajoutée. Quels enseignements en tirer et quels impacts pour les métiers des entreprises ?

par Brice Auckenthaler



Brice Auckenthaler
Associé de Tilt ideas
« PPP » pour paranoïa, porosité, paradoxes. La phénoménale accélération du digital amplifie et stimule l’intelligence collective, déplaçant le pouvoir vers celui que nous avons appelé l’« üser », autrement dit l’« utilisateur » de vos services. Elle n’épargne plus aucun métier et présente un défi pour les dirigeants en place, confrontés à un risque croissant de perte de contrôle… sauf s’ils acceptent de se reposer sur leurs üsers et de les intégrer aux processus de création de leurs offres ou d’animation de leurs marques. Le digital représente un des plus gros réservoirs d’innovation actuels, son développement remettant en question les façons de faire et les modèles économiques existants, comme le montre, par exemple, le processus Lean Start up que General Electric est en train de déployer aux États-Unis : son FastWorks project vise à accélérer les temps de développement et de mise sur le marché, avec l’aide des clients en particulier. La paranoïa a ainsi généré une défiance généralisée à l’égard des détenteurs d’une expertise du métier, nous incitant à nous fier davantage à nos pairs. Si les trois quarts des consommateurs se renseignent sur Internet avant d’acheter et deviennent aussi experts que les « sachants », une source potentielle de tension avec eux est la remise en question du conseil apporté. L’individualisme en réseau devient un contre-pouvoir.
La porosité a dilué les frontières inter-marchés, amenant de plus en plus d’entreprises à être concurrentes les unes des autres, au-delà de leurs métiers respectifs, par des stratégies de diversification et d’extension de leurs marques. Les paradoxes, enfin, ont entraîné des comportements contradictoires de consommateurs, infidèles zappeurs impénitents, se mêlant de plus en plus de ce qui ne les regardait jusqu’alors pas, autrement dit de la conception des offres qui leur sont proposées et dont ils découvrent soudain qu’ils peuvent non seulement être les co-auteurs mais également les ambassadeurs. Au coeur de ce que nous avons appelé la « bl-EGO-sphère » (1), et en quelques clics, un blogueur peut se forger une autorité qu’un énarque aurait mis des années à acquérir. Cette tendance, Michel Serres l’a dénommée « présomption de compétence ».
Ces trois tendances lourdes incitent de plus en plus d’entreprises à passer d’un modèle centré sur le capital à un modèle où le talent est au centre. Et où, par conséquent, les portes de ces mêmes entreprises s’ouvrent pour inviter la créativité des üsers que sont consommateurs, experts extérieurs, ou autres entreprises et start-ups… à co-créer leur futur et les offres 360 ° qui vont bien avec.
 

Quatre conséquences

Ce sont autant de postulats qui, comme tout postulat, sont contestables. Voyez-les comme des paris que l’avenir se chargera de confirmer… ou pas. Le premier nous fait affirmer qu’à cette époque PPP, il ne sert plus à rien de demander aux consommateurs ce dont ils ont besoin, il est bien préférable de leur proposer de co-créer la réponse à leurs insatisfactions. Le second de ces postulats met l’individu au coeur des débats, que le dialogue soit digital ou in real life : l’« üserisation » dont il s’agit ici touche autant les marchés BtoC que BtoB. Préférons désormais parler d’HtoH : human to human. Troisième postulat : associer l’üser à la définition d’offres permet de déplacer la création de valeur vers l’aval, générant ainsi potentiellement des économies d’échelle. Quatrième et actuellement dernier postulat, cette ü¨serisation des marchés va entraîner l’arrivée de nouveaux postes en entreprise, puisqu’il faudra gérer finement cette horde créative débridée. La démocratie participative se manage en mode cruise control. L’üserisation amène la RH-évolution.
Avec le digital, le moins que l’on puisse dire est que ce déplacement de la chaîne de valeurs s’accélère, parfois plus ou moins à l’« insu du plein gré » des entreprises. Le cas d’école d’Uber – présent désormais dans 300 villes, plus de soixante pays, et valorisé à cinquante milliards de dollars – a démontré le potentiel gigantesque du concept de transfert de valeur. Innovation collaborative, participative, crowdsourcing ou bien open innovation… chez Tilt ideas, nous l’avons dénommé CACO pour « création assistée par collaborateurs et consommateurs » et pratiquions cette démarche d’üserisation à tous les étages avant même qu’elle ne devienne à la mode sous le vocable design thinking. Nous voyons dans ce mouvement une reconfiguration positive, où ce ne sont pas tant les marketeurs qui vont mener la danse que les RH.
 

Bienvenue à l’üserisation à tous les étages !

Quelques exemples concrets vous démontreront la force de démultiplication de cette ü¨serisation. Electrolux appelle cela « le triangle de l’innovation » : designers, R&D, marketeurs et consommateurs sont conviés simultanément et non séparément.
Avec Wikipedia (trente millions d’articles postés en 240 langues !), Swarm of Angels fut un des précurseurs de cette « do-cratie » (2) qui incite à faire soi-même : vous pouvez y soumettre un scénario de film, contribuer à enrichir un scénario en cours, le co-financer, le co-produire ou participer à la sélection du meilleur scénario… L’üserisation, c’est le court-circuitage des modèles en place, en l’occurrence le dictionnaire et Hollywood. Dans un autre domaine, Ford Motors vient de mettre en place, dans six états des Etats- Unis, un service d’auto-partage qui permet à ses propres clients de louer leur véhicule quand ils ne s’en servent pas. Même principe chez Mr Bricolage avec La Dépanne, un site Internet sur lequel un particulier peut louer à un autre du matériel de bricolage. « L’ü¨serisation, c’est aussi de l’intermédiation qui cache son jeu… pour ne pas sortir du jeu de l’économie collaborative. »
La marque Tesla a créé en Chine une communauté de clients qui pallie le manque de stations de recharge de batterie. En cas d’urgence, un possesseur de Tesla peut faire appel – via une application – à cette communauté géolocalisée, dont les membres lui ouvriront les portes de leurs maisons ou bureaux pour recharger la batterie de son automobile… L’üserisation, cela permet aussi de compenser certaines failles d’un système innovant en s’appuyant sur ses early adopters… Plus près de chez nous, quand Cortal Consors invente Hoopey, c’est du courtage en ligne qui convie des boursicoteurs amateurs à défier les meilleurs experts de la banque. « L’üserisation, cela peut également servir à améliorer la qualité du service… ». L’existence de Zopa en Angleterre, de Prêt d’Union en France ou de Lending Club – plus de six milliards de dollars de prêts consentis entre particuliers depuis 2007 – est un autre signal fort de cette üserisation qui remet en question les acteurs en place, en l’occurrence les banques, pour faire pratiquer à leurs clients du crowdfunding.
Chez State Farm Insurance, un assureur, c’est même la communauté de clients qui anime le point de vente ! Et pour mieux mobiliser encore ses co-créateurs, le site américain Etsy, dédié à la co-création de bijoux, vient de décider de distribuer 5 % de ses actions à ses üsers les plus actifs. « L’üserisation, cela donne une nouvelle valeur à la notion d’actionnaire… ». Même combat avec Kickstarter, plateforme de crowdfunding (1,7 milliard de dollars récoltés depuis sa création en 2009) qui a permis à plus de 40 000 Français en 2014 de devenir actionnaires de projets auxquels ils croient (par exemple la montre connectée Pebble). « L’üserisation permet aux clients non seulement de créer de la valeur ajoutée, mais également de la valeur tout court… ».
Quirky, plateforme utilisée notamment par Auchan (480 000 membres), permet à tout consommateur de proposer des services innovants, sélectionnés ensuite par un jury puis commercialisés par l’enseigne, qui leur rétrocédera alors un pourcentage du bénéfice, ainsi qu’à ceux qui se sont investis dans l’amélioration de la nouvelle initiative. Dans le même registre, Lego a lancé un défi sur un de ses réseaux sociaux : Cuusoo. Sur ce site, les fans de la marque postent des idées, c’est ainsi qu’est née Curiosity, une boîte qui permet de construire le robot explorateur que la Nasa a envoyé sur la planète Mars. 10 % environ des ventes mondiales de Lego sont dues aujourd’hui à ses üsers fans. Les üsers peuvent également être utilisés pour faire des relevés de prix ou des photos en magasin. Mobeye permet ainsi aux industriels de vérifier le bon emplacement de leurs produits, tandis que les distributeurs y trouvent une habile façon de diriger leurs réseaux. Avec les fab labs, tels que TechShop aux États-Unis ou Usine IO et le FabClub à Paris – réseaux d’ateliers participatifs stimulant l’innovation et la production à petite échelle, nés au MIT à la fin des années 1990 –, cette üserisation va permettre également de matérialiser les idées. Le test and learn est aussi au coeur de cette cocréation. « Vite fait, bien fait » est son antienne.
L’üserisation prend aussi la forme de l’économie du partage : plutôt que de faire appel à des systèmes en place obsolètes ou trop coûteux, les utilisateurs s’échangent des services via des plateformes. Ainsi Airbnb (un million d’annonces dans 190 pays !), Graines de troc, Scoovie, Zilok, ou Spinlister (location de vélos ou de surfs entre utilisateurs). Les marketplaces sont également investies par les üsers. Ainsi, VarageSale est une application qui – à Montréal ou à la Nouvelle-Orléans – permet aux consommateurs de troquer des biens de consommation – tels que vêtements, meubles ou produits électroniques – via leurs profils Facebook, court-circuitant ainsi un acteur établi tel que Craigslist.
 

Mais qui sont ces üsers collaboratifs ?

OuiShare et la FING (Fondation Internet nouvelle génération) ont lancé début 2015 une enquête auprès de 2 000 usagers de services collaboratifs. L’étude (3) montre qu’ils se distinguent de la population française générale par une surreprésentation des cadres (50 %), des femmes (59 %) et des habitants des grandes villes. Quatre profils d’üsers ont été dressés : les engagés (40 %), qui envisagent la consommation collaborative comme un acte solidaire ; les opportunistes (36 %), dont la motivation est avant tout économique ; les pragmatiques (19 %), qui recherchent le caractère pratique ; et les sceptiques (5 %), qui s’y sont essayés mais sont peu convaincus, craignant de se voir manipuler par les marques. Tous ont une relation à l’innovation qui fait qu’on peut les qualifier d’early adopters (environ 8 à 10 % de la population française d’après nos sources). Lecteurs de la Revue des marques, Tilt ideas ne peut que vous recommander de les identifier au sein de vos data mining.
De cette hybridation mêlant experts internes et consommateurs créatifs naîtront de nouveaux métiers tels que, par exemple, celui d’« outilleur », qui crée les contenus de connaissance à mettre à disposition des üsers et les outils pour y accéder. Il tracera aussi les bugs de services identifiés dans la relation avec le client pour contribuer à les résoudre. C’est un service essentiellement interne, mais qui peut à terme être ouvert à certains profils de clients. Autre métier hybride, celui de « coach », à la disposition des clients pour les accompagner globalement dans la réalisation de leurs projets ou idées et leur transmettre sa connaissance. Le « simplicateur », un chief destruction officer dont le rôle détaché de l’opérationnel visera à supprimer tout ce qui complique la relation ou perturbe la lisibilité des offres. Le « greeter », quant à lui, sera en charge d’un accueil chaud et de qualité des clients, à l’instar des airport helpers de l’aéroport Lyon-Saint-Exupéry. Il est encore un peu tôt pour mesurer l’efficacité réelle de ce mouvement de fond rupturiste. L’ampleur de l’écart avec les offres développées traditionnellement (c’est-à-dire in-house) est une chose, le renfort de la relation avec vos clients en est une autre, tout aussi importante. Ce qui est sûr, c’est qu’avec cette üserisation, nous devenons tous clients de la bibliothèque de Babel en cours de constitution… mais nous en sommes tous également les bibliothécaires. « Stay hungry, stay foolish », disait Steve Jobs, qui aurait pu ajouter« stay open minded ».
 

Huit conditions de succès d’une bonne üserisation


1. L’üserisation n’est pas une fin en soi. Voyez-y une façon de mieux comprendre les nouveaux comportements de ces individus paradoxaux que nous sommes. Pour faire de chacun de nous des ambassadeurs constructifs de vos marques, en complément de vos R&D et commerciaux.
2. Considérez néanmoins que c’est une lame de fond et pas un gadget ; évitez ainsi d’en faire une simple opération marketing pour faire voter une nouvelle recette.
3. Pour inviter les clients dans ce processus de co-création, réfléchissez à la meilleure façon de les valoriser ; il n’y a pas de règles en la matière, chaque marque doit la définir de façon spécifique.
4. Tous vos clients ne sont pas égaux au regard de l’üserisation : l’idéal est d’identifier les early adopters fans de votre marque, autrement dit suffisamment proches pour souhaiter s’impliquer a minima.
5. Pour animer votre processus de co-création avec ces üsers, rien de tel qu’un espace dédié, où leur communauté pourra réfléchir à la résolution d’un problème, discuter, remettre en question ou bonifier une idée. Tilt ideas le fait via son outil Stormz. Un community manager flexible y est indispensable pour nourrir et relancer les débats.
6. Autant la co-créativité peut être un processus pérenne, autant il faut assumer le taux de renouvellement rapide des participants. La foule créative est une armée composée de « mercenaires » dont ce n’est pas l’occupation principale… À moins de les associer aux décisions stratégiques…
7. Evitez aussi de penser que l’üserisation ne passe que par le digital ; il faut transpirer aussi dans la même salle de créativité, en mêlant experts internes, consultants facilitateurs et panel de consommateurs.
8. Enfin, n’oubliez pas que le côté open source de la co-création peut poser problème en matière de propriété intellectuelle.
 

Notes

(1) « Bl-EGO-sphère », néologisme inventé par Tilt ideas : mot-valise combinant deux phénomènes paradoxaux liés à Internet. Le caractère communautaire de la blogosphère et l’individualisation grandissante.
(2) « Do-cratie » : expression de Kären Fort, membre du groupe de travail Crowdstorming et sciences collaboratives du CNRS
(3) http://sharevolution.fing.org/
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