Revue des marques : numéro 90 - avril 2015
Valeurs de marques : le défi de l’unité
Hier, les marques se battaient à coup d’avantages compétitifs. Aujourd’hui, ce sont les systèmes flexibles de valeurs qui font la différence, à condition de les respecter.
par Denis Gancel*
Denis Gancel
"Les gens, aujourd’hui, connaissent le prix de tout et la valeur de rien". Ces mots d’Oscar Wilde, énoncés à la fin du XIXe siècle, ont une résonnance étrangement actuelle. Quelle place ont les valeurs dans notre société, où la performance économique semble parfois primer sur l’humain, où les entreprises brandissent des collections de valeurs, où l’humain paradoxalement ne sait plus très bien à quelle valeur se vouer ?
Le rôle fédérateur des valeurs de marques
Au commencement, définir et formuler des valeurs. Se fixer des valeurs, c’est s’engager à donner à sa vie une certaine
orientation, à travers le respect de principes moraux, éthiques, spirituels ou encore esthétiques. Les valeurs sont un élément constitutif de l’identité : à travers elles, l’individu se fixe des buts, des idéaux. Et si elles s’appliquent d’abord à la société humaine, elles concernent aussi la société des marques, face visible de « personnes » que les juristes qualifient de « morales ». En effet, la marque est
une personne, elle existe par les valeurs qu’elle porte et la valeur qu’elle crée. Les valeurs sont non seulement nécessaires
à la construction de l’identité d’une marque, mais aussi à sa légitimité. Ainsi, sur le site Internet des grandes marques, on trouve systématiquement une rubrique Valeurs, le plus souvent constituée d’une liste de mots, parfois de courtes phrases : leadership, responsabilité, qualité, esprit de conquête, innovation, respect… Notons qu’au boxoffice, le mot « responsabilité » l’emporte, et de loin !
Relier le pluriel
Le défi à relever est de taille : comment, à travers une courte liste de valeurs, parvenir à relier et rassembler des milliers
de collaborateurs à travers le monde ? Les valeurs énoncées doivent dépasser les différences sociales, ethniques
et culturelles. Le choix du bouquet de valeurs revêt une dimension stratégique. L’exercice est périlleux : il faut des mots et des concepts simples, appropriables par tous et aisément traduisibles (y compris en chinois ou en russe).
On recherchera sans cesse l’équilibre. Les valeurs de performance et de réussite seront toujours contrebalancées
par des valeurs éthiques ou créatives, la quête de l’excellence (du moins en affichage) ne devant jamais se faire au
détriment de l’humain. Le succès d’un système de valeurs (« bouquet de valeurs » sonne décidément mieux) tient au
fait de savoir créer de l’unité dans un univers où tout est pluriel : pluralité des pays, des métiers, des cultures, des
traditions, des performances, des langues, des managers, etc. Un bon système de valeurs saura fédérer les équipes
autour d’une orientation commune, tout en parvenant à être perçu par les clients. On dira que les valeurs d’une
entreprise « déteignent » sur son environnement. N’est-ce pas le meilleur compliment que l’on peut faire à une marque
que de « marquer » ? La science de l’héraldique est riche d’enseignements, car les marques y puisent leur source.
Les blasons, au-delà de leurs rôles symbolique et emblématique, avaient un rôle fonctionnel de repérage et d’identité :
pour qui, avec qui, et au nom de quelles valeurs je me bats ? La fonction même de la marque est d’être sur le champ de
bataille économique. Elle y livre un combat féroce, dont les armes deviennent de plus en plus sophistiquées.
Des valeurs pour créer de la valeur : l’esprit de conquête des marques
Comment les valeurs créent-elles de la valeur ? Les valeurs
d’une marque et sa valeur sur le marché sont étroitement
liées : Apple a battu, en février 2015, un record historique en
dépassant les sept cents milliards de dollars de capitalisation
boursière. C’est la marque qui détient aujourd’hui la
plus forte valeur sur le marché mondial. Or, le poids financier
d’une marque est étroitement lié aux valeurs qu’elle
porte. C’est un fait reconnu : Apple est une marque au code
de valeurs fort (honnêteté, créativité, convivialité…), autour
duquel elle fédère ses collaborateurs et fidélise ses clients.
Mais énoncer des valeurs ne suffit pas. « La parfaite valeur est
de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire devant
tout le monde… » 1. Ces mots de La Rochefoucauld peuvent se
comprendre symétriquement : énoncer des valeurs aux yeux
de tous ne garantit pas leur respect. Si la valeur financière
d’une marque est un élément objectivement mesurable,
le respect des valeurs l’est nettement moins. Certains cas
posent question… Reprenons l’exemple d’Apple : comment
interpréter la contribution du groupe aux désastres écologiques
de Bangka, en Indonésie, dans le cadre de l’exploitation
des réserves d’étain ? Et que penser de Google qui
énonce qu’« il est possible de gagner de l’argent sans vendre
son âme au diable », alors même que son implantation en
Chine n’a été rendue possible qu’à condition que les autorités
chinoises aient un droit de censure ?…
Les marques aspirent à être fortes
Quelle crédibilité accorder alors à ces valeurs ? Sont-elles
de vraies lignes de conduite, ou seulement un outil d’instrumentalisation
des masses, un moyen de rallier à soi
équipes et clients, et, par extension, créer de la valeur ? Les
marques ont à asseoir leur place dans un marché mondial
particulièrement concurrentiel, et à ce titre, elles sont par
nature à la fois combattantes et conquérantes… Le mot
« valeur » vient d’ailleurs du latin valere, qui signifie « être
fort ». La force d’une marque, c’est également (et surtout !)
son inscription dans la durée. Oui, marques, valeurs et
temps sont étroitement imbriqués : les marques aspirent à
la pérennité. La musique peut nous aider à comprendre ce
rapport au temps : la valeur d’une note – qu’elle soit noire,
noire pointée ou blanche – est sa durée, relative ou absolue
à l’unité de temps. À une époque où tout bouge à une
vitesse vertigineuse, les valeurs jouent le rôle de « basse
continue » dans la partition de l’entreprise. Leurs unités
de prédilection sont la ronde, la blanche, exceptionnellement
la noire quand elles s’encanaillent ! Les valeurs d’une
marque laissent à d’autres le soin de s’agiter, en croches et
double-croches, au-dessus de la portée. Ce sont elles, par
leur constance et leur légitimité, qui arriment l’édifice.
Éditions Parole et Silence,
2015
La nécessaire flexibilité des valeurs de marques
Dans le contexte de digitalisation croissante, la souplesse
semble nécessaire. Pour durer, il faut savoir faire d’un code
de valeurs, à première vue rigide et
froid, un objet flexible. Tout comme les
partitions de musique, figées dans l’écriture
mais ouvertes à l’interprétation du
musicien, les valeurs doivent, malgré
un cadre a priori défini, pouvoir être
flexibles et souples. Enjeu paradoxal,
mais auquel les marques se doivent de
répondre. Cette flexibilité des valeurs
trouve sa place dans le cadre d’autoanalyse
et de questionnement qui doit
être mené par le top management en
permanence. Adapter les valeurs aux
enjeux actuels et au contexte dans
lequel la marque évolue est la condition
de sa pérennité. Il s’agit donc de garder
les valeurs que l’on s’est fixées en ligne
de mire, comme un objectif dont on ne se détache jamais,
mais de savoir en faire des objets souples, plastiques, qui
puissent s’adapter aux réalités socio-culturelles diverses
d’une part, et aux nouveaux enjeux de notre économie
mondialisée d’autre part.
Un levier : la digitalisation
Les marques ne peuvent pas ignorer la place grandissante
qu’a prise la voix du consommateur sur le net. Impossible
désormais de ne pas respecter les valeurs qu’elles ont
préalablement énoncées. Le consommateur veille et a désormais le clic assassin ! Dans le cadre de la sharing economy,
les nouvelles marques ne font pas semblant de placer le consommateur au centre de leur système de valeur. Elles
se développent au coeur d’un village digital dont la valeur centrale est le partage. Ces nouveaux acteurs, issus de
l’économie collaborative, bâtissent un contrat de confiance fondé sur une horizontalité digitale et démocratique. On
ne se situe plus ici dans une structure pyramidale, mais davantage dans un modèle circulaire, où les enjeux et les
réputations sont définis par les clients eux-mêmes. Dans ce nouveau cadre, les valeurs de marques ne peuvent plus
être fixées par le haut, dans un rapport vertical daté, hérité des Trente Glorieuses.
Valeurs fortes
Les marques évoluent sur des marchés, dans des pays qui
eux-mêmes deviennent des marques. En France, dans la
semaine qui a suivi les attentats de janvier, on n’a plus
parlé d’économie. Pas un mot ! Pendant cette semaine sans
taux de croissance, sans montée du chômage, sans endettement,
sans loi Macron, les Français ont parlé de valeurs.
La France se disait pessimiste, peureuse, dépressive (70 %
des Français se déclaraient en dépression collective). Des
millions de Français de toute origine, de tout milieu, de
toute région, ont montré le visage serein et déterminé de
ceux qui entendent lutter contre la pire des barbaries pour
un Français : l’atteinte à la liberté. La France ne dormait
donc pas sous les anxiolytiques. Elle ne s’était pas avachie
comme certains l’ont dit et cru. La France cherchait à donner
un sens à son réveil. Remettant au passage l’économie à sa
juste place : celle de subordonnée. Ce réveil est riche d’enseignement
pour des marques mondiales qui sont devenues
d’immenses organisations constamment menacées d’inhumanité.
Elles constatent, elles aussi, que la profitabilité, la croissance et les parts de marché ne mobilisent personne,
mais que seules des valeurs fortes, légitimes et vécues sont
en mesure de mobiliser et déplacer les foules.
Notes
* Président de W&Cie, enseignant à Sciences Po Paris, coauteur de La Société des marques.
1 - Réflexions ou sentences et maximes morales (Gallimard 1976)
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