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Revue des marques : numéro 90 - avril 2015
 

Les marques, interdites de penser

Faute d’être bien encadré, le placement d’idées met les marques sur le banc des accusés. Peut-on en finir avec l’hypocrisie ?

par Jean-Marc Lehu*


Jean-Marc-Lehu
Jean-Marc Lehu
Le placement d’idées consiste, pour une entité économique, administrative ou associative (marque, organisation, région, institution…), à utiliser une oeuvre culturelle et/ou de divertissement pour transmettre une ou plusieurs idées aux auditeurs, aux lecteurs, aux spectateurs de l’oeuvre. Comme tout sujet qui n’est pas adressé clairement par un législateur quelque peu dépassé et/ou par l’ensemble des parties prenantes concernées directement ou indirectement, le placement d’idées continue de faire débat, sinon polémique. Les marques sont les premières visées par cette dernière, tant leurs motivations ne peuvent qu’être bassement mercantiles, pour ne pas dire odieusement manipulatrices. Mais quel est le lien entre placement de produits et placement d’idées ?

Le placement de produits, soi-disant encadré…

Le placement de produits peut être sommairement défini comme une technique de communication qui consiste à insérer un produit dans un programme culturel et/ou de divertissement. Elle repose le plus souvent sur un contrat de partenariat. Concrètement, il faut entendre par « produit » le sens générique que lui donne tout marketeur : un bien physique, un service, une marque, une organisation, un individu, une ville ou une région, une idée… D’aucuns pensent, à tort, que le placement de produits est une activité légalement encadré en France. C’est vrai, et c’est faux.
Après de longues tergiversations, l’Europe est parvenue, en 2007, au vote de la directive 2007/65/CE du Parlement européen et du Conseil. Cette dernière, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l’exercice d’activités de radiodiffusion télévisuelle (directive dite « Services de médias audiovisuels »). Comme nombre de productions européennes, le texte est savoureux. Dans son point 61, il énonce clairement que : « Le placement de produits est une réalité dans les oeuvres cinématographiques et dans les oeuvres audiovisuelles destinées à la télévision ». Mais il s’empresse de préciser dès le point 62 que : « Le placement de produits devrait, en principe, être interdit ». Il ne s’agit pas de rouvrir la polémique, mais c’est dire si le législateur européen, déjà en 2007, faisait preuve d’une méconnaissance absolue de deux réalités : la création artistique d’une part et l’internationalisation des médias d’autre part. Dans le premier cas, la définition donnée par le point « m » de l’article premier indique clairement que le placement de produits est constitué par « toute forme de communication commerciale audiovisuelle consistant à inclure un produit, un service, ou leur marque, ou à y faire référence, en l’insérant dans un programme, moyennant paiement ou autre contrepartie ». La précision finale exclue de facto tout choix du metteur en scène, du directeur artistique ou du chef décorateur de préférer pour une scène tel produit ou telle marque, en déconnexion totale avec l’entreprise propriétaire de ladite marque et productrice dudit produit. Il en va de même pour un service. Le scénario prévoit que le personnage prend un bus à Paris et voilà la RATP insérée dans une scène sans qu’on puisse parler légalement de placement de produits. Pourtant, il s’agit bien de placement de produits et/ou de marques, certes sans intentions commerciales contractuelles en amont, mais ça ne change pas la finalité. Le résultat en matière de communication est le même, cependant la directive ne le considère pas comme du placement de produits. Dans le second cas, la directive s’applique d’abord et avant tout à la production audiovisuelle, et plus encore à la production audiovisuelle européenne. Un placement dans une série produite aux États-Unis ou au Japon, par exemple, y échappe, quand bien même le personnage s’imbibe d’alcool et fume paquet de cigarettes sur paquet de cigarettes et qu’à chaque fois, une ou plusieurs marques soient perceptibles (à dessein ou non d’ailleurs). Pire, en ne s’attaquant pas à la catégorie « cinéma », où il n’existe aucune contrainte en matière de placements, volontaires ou involontaires, le législateur admet qu’il pourrait y avoir par exemple au cours de la même soirée la télédiffusion d’un film français ou étranger (sans contrainte), suivi d’une série européenne (avec contraintes), suivi d’une série américaine (sans contrainte)…

Avon
Il aura fallu trois ans au Conseil supérieur de l’audiovisuel pour interpréter la directive européenne et publier une délibération, le 16 février 2010. Délibération qui fut modifiée/complétée par une seconde délibération, le 24 juillet 2012, aujourd’hui encore en vigueur. Nul ne peut contester l’intention du législateur lorsque celle-ci vise à protéger les citoyens, car là est sans conteste son rôle le plus important dans une société démocratique. Mais force est de constater que l’on retrouve dans la version finale de la délibération du CSA autant de bonnes intentions que de conditions opérationnelles irréalistes. On autorise les placements de produits, mais attention : « ils ne doivent pas inciter directement à l’achat ou à la location des produits ou services d’un tiers et ne peuvent en particulier comporter des références promotionnelles spécifiques à ces produits, services ou marques » (point VI). Chacun comprendra que le produit ou la marque peut être vu(e), utilisé(e), consommé(e), mais surtout pas dans le but de sensibiliser le spectateur à un achat potentiel de ladite marque ou dudit produit ! Un placement de produits consiste à insérer (et non placer) une marque ou un produit dans une scène où son rôle dans le scénario paraîtra le plus logique et le plus naturel possible au spectateur. Il importe que cette mise en avant bénéficie autant à la marque qu’au programme. Non, dit le CSA : « ils ne doivent pas mettre en avant de manière injustifiée le produit, le service ou la marque concernés » (point VI), sans préciser ce qu’est une « manière injustifiée »… Rappelons toujours que cela concerne les productions audiovisuelles européennes. Mais pas l’ensemble des productions internationales qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent être diffusées dans l’espace européen !

Grace à vous

Le placement d’idées, interdit d’être autorisé…

La polémique sur la créativité des marques à communiquer à l’aide de placement dans des oeuvres culturelles ou de divertissement a récemment enflé lorsqu’a été pointé du doigt le « placement d’idées » ! Quelques bien-pensants ont alors estimé que George Orwell et Aldous Huxley s’étaient réveillés brutalement, et que les marques avaient encore une fois commis l’irréparable manipulation des esprits. Et 31certains membres du CSA de s’emparer de la tweetosphère, urgence oblige, pour s’exclamer haut et fort sur le fait que le placement d’idées était interdit. Faux ! Il n’y a aucune disposition légale en ce sens dans le droit français. Le CSA n’a jamais été saisi sur le sujet. Et le seul lien possible avec la législation européenne est ténu. Il s’agit, là encore, de la directive 2007/65/CE, qui mentionne l’interdiction du « placement de thèmes » dans les oeuvres audiovisuelles, sans naturellement prendre la peine de définir ce qui doit être considéré comme un thème.
Plus sérieusement, depuis plus de deux cents ans, des marques sont présentes dans des oeuvres culturelles ou de divertissement, sans que pour autant l’humanité n’ait versé dans un « meilleur des mondes » ! Elles sont présentes par choix de l’auteur et/ou collaboration avec lui. Par essence, un placement de produits est déjà un placement d’idées, comme n’importe quelle action de communication de marque. Lorsqu’une marque apparaît dans un film, une série ou un livre à dessein, est sous-jacente l’idée qu’elle est appréciée par le personnage, qu’elle peut être utile, qu’elle a été choisie pour ses qualités et/ou sa disponibilité… Alors trêves d’hypocrisie, Messieurs les censeurs ! Faudra-t-il demain interdire une fiction parce qu’elle présentera l’idée peu agréable d’un personnage malfaisant, criminel, raciste et antisémite, sur le simple fait qu’il s’agira d’une « idée » ? Ce qui gêne ici, en fait, c’est l’interpénétration des genres. D’un côté, une créativité artistique qui doit être sans limite et protégée pour cela. De l’autre, un univers commercial de marques, dont on pense encore qu’il faudrait systématiquement brider les initiatives en matière de communication pour se préserver de la manipulation éventuelle. Nombre de grandes marques sont aujourd’hui investies dans de grandes idées sociétales, et pas seulement pour donner à leur bilan un air plus présentable, mais aussi par choix personnel du dirigeant et/ou par conscience sociétale de l’intérêt corollaire pour la marque. Doit-on, dans ces conditions, interdire toute communication de ces idées, sur le sacro-saint principe qu’une marque, parce qu’elle est une marque, ne pourrait contribuer à placer une idée dans une oeuvre culturelle ou de divertissement ? parce qu’elle est une marque, elle ne pourrait avoir d’intérêts partagés avec ses consommateurs ? parce qu’elle est une marque, elle ne pourrait avoir d’idées « acceptables » ?! Que Volvic cesse donc de nous sensibiliser à l’idée que l’accès à l’eau potable au Sahel est importante, a fortiori en collaborant avec l’UNICEF, c’est insupportable ! que Avon arrête de nous importuner avec une idée aussi banale que celle des violences conjugales ! N’en déplaise à Reese Witherspoon, ce n’est pas aux marques de placer de telles idées dans nos têtes ! Impossible de laisser un groupe comme Bel, signataire depuis 2003 du pacte mondial des Nations unies, transmettre ses idées sur le respect de l’éthique, le respect des droits de l’Homme et le respect des droits de l’enfant, tout en rendant compte de ses actions sur le terrain. De qui se moque-t-on ? L’idée que Bonduelle puisse se mobiliser pour les Restos du Coeur n’est tout simplement pas tolérable !

Schwarzkopf
Schwarzkopf a l’idée d’aider SOS Children’s Village pour que des volontaires puissent former des jeunes moins favorisés à la coiffure. Absurde ! Comment peut-on imaginer laisser un groupe comme Mondelez promouvoir l’idée dommageable du recyclage ? C’est inadmissible. L’idée que Bongrain soutienne l’association Sapere et les classes d’éducation au goût pour prévenir l’obésité infantile, via son fonds Bien nourrir l’homme, n’a pas de sens ni n’intérêt ! Qu’on interdise sine die à P&G de promouvoir l’idée – « Live, Learn and Thrive » – d’aider les enfants au-delà de leurs problèmes de santé ! Et peu importe que ce programme ait été développé après consultation des personnels de P&G dans le monde, et que plus de trois cents millions d’enfants en aient à ce jour bénéficié ! Qu’aucune de ces idées ne soient jamais placées dans un film, un livre ou une série télévisée !
Les marques commerciales ont été créées dans un but de différenciation et d’efficacité commerciales, et leur objectif de profitabilité est assumé. Assumé, d’abord et avant tout parce que nécessaire à leur pérennité et à leur développement. Qu’elles s’engagent au profit d’idées sociétales est tout aussi nécessaire, pour que la société à laquelle elles s’adressent comprenne mieux l’objectif de développement responsable partagé qui est en jeu. Craindre un placement d’idées malsaines, commercialement insidieuses ou consciemment trompeuses, dans quelque support que ce soit, c’est commettre deux erreurs majeures. La première est de penser que la marque qui en serait l’auteur pourrait, d’une manière ou d’une autre, en bénéficier. La seconde est de croire que la manipulation puisse demeurer secrète sans qu’un lanceur d’alerte ne la pointe du doigt. Kofi Annan n’a cessé de rappeler que la connaissance, c’est le pouvoir. Thomas Friedman nous a convaincu que la Terre est plate et Tim Berners-Lee nous a enseigné que l’information survivrait au système. Penser que les marques n’ont pas aujourd’hui parfaitement compris que l’information et la connaissance sont totalement partagées, que leurs faits et gestes sont scrutés, analysés, disséqués, que le moindre faux-pas peut être médiatisé instantanément et diaboliquement sur l’ensemble de la planète, c’est faire preuve d’une naïveté déconcertante d’un autre temps.

Un combat inutile, stérile et sans intérêt

Katy Perry
Katy Perry et son mobile Nokia
Quand le législateur s’efforce de protéger des cibles fragiles comme les enfants ; quand il tente d’interdire la valorisation, quelle qu’en soit la forme, de produits jugés légalement nocifs (alcool, tabac, médicament, armes à feu…), il est pleinement dans son rôle de gardien légitime. Mais quand il pense protéger le citoyen en faisant apparaître un pictogramme « P » sur les diffusions audiovisuelles ou qu’il s’émeut d’un éventuel placement d’idées, il apparaît asynchrone avec son temps technologique et consumériste, infantilisant à l’égard de citoyens adultes et bien plus au fait des techniques marketing qu’il ne pense, et inconsciemment dangereux pour l’économie de la production audiovisuelle en France. Il considère que le téléspectateur est encore à ce point naïf et inculte qu’il ne perçoit pas la différence entre publicité et contenu narratif, quand bien même ces deux sont liés… quarante-sept ans après l’apparition de la publicité à la télévision (1er octobre 1968) ! Il estime que le placement d’une marque, d’un produit ou d’une idée ne peut être qu’insidieux, mal intentionné et manipulateur au-delà du conscient, alors que le spectateur/consommateur sera le premier critique rédhibitoire pour la marque et le produit si ceux-ci tentent la surexposition et/ou la désinformation ! Il juge que le paiement par une marque pour apparaître dans un programme nécessite des garde-fous pénalisants, quitte à priver ces mêmes programmes de compléments de financement, de plus en plus indispensables à la liberté créative des auteurs.
Après deux directives européennes et deux délibérations du CSA, « le placement de produits est autorisé dans les oeuvres cinématographiques, les fictions audiovisuelles et les vidéomusiques, sauf lorsqu’elles sont destinées aux enfants. Il est interdit dans les autres programmes. » (point IV). Il est donc totalement autorisé dans les jeux vidéo, dans les pièces de théâtre, dans les spectacles de rue, dans les romans et les bandes dessinées notamment… puisque la délibération du CSA ne s’applique qu’aux « éditeurs de services de télévision » (point I). Cette vision réductrice à quelques vecteurs de la culture est pour le moins incohérente dans un XXIe siècle « omnimédias », a fortiori s’il s’agit d’appliquer des dispositions liberticides à certains d’entre eux. Cette conception de la diffusion et de la consommation de médias centrée sur la petite Europe est pour le moins incongrue, alors que jamais les programmes n’ont circulé aussi vite, aussi loin, pour tous. Une vidéomusique télédiffusée se doit de comporter le pictogramme d’avertissement pendant toute sa durée ! Pour autant, plus de huit cents millions vues (légales) de la vidéomusique Roar de Katy Perry ont été enregistrées sur le seul YouTube… huit cents millions de vues sans pictogramme, alors que, perdue en pleine jungle, l’idée commerciale de son téléphone mobile Nokia toujours parfaitement fonctionnel est un fait clairement mis en avant… huit cents millions de vues à ce jour, sans que le CSA n’ait… rugi ! Beaucoup de bruit pour rien.

Notes

* Enseignant-chercheur en marketing (laboratoire Prism Sorbonne) Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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