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Revue des marques : numéro 88 - octobre 2014
 

Réel et virtuel un seul et même monde

Les gens ne changent pas du tout au tout lorsqu’ils se transforment en « datas » et en « clics ».

par Luc Basier


Luc Basier
Luc Basier
Fondateur de Dotherightthing,
agence de planning stratégique.
Auteur du livre Oui, la communication
est efficace, 20 ans d’expérience des
prix Effie, aux éditions Kawa.
Le numérique offre chaque jour aux marques de nouvelles possibilités, et ceux qui les pilotent sont à l’affut de tout ce qui peut donner un avantage compétitif. Cette obsession de la nouveauté a généré une offre qui a greffé à la révolution technologique une révolution sémantique tout aussi permanente. Le digital est devenu le domaine des néologismes. Peut-être parce qu’un client qui ne maîtrise pas ce que l’on nomme ne sait pas exactement ce qu’il paie… L’analyse des campagnes auxquelles leur efficacité prouvée a valu un prix Effie 1 permet d’aller au delà de ce brouillage, et contredit ceux qui présentent le digital comme un domaine à part, dont la communication obéirait à des règles radicalement différentes de celles du monde « off » et de la communication d’avant. Marketing de l’innovation oblige, l’arrivée du digital dans les dossiers des prix Effie se traduit d’abord par l’apparition de mots nouveaux, systématiquement associés à des chiffres : visiteurs sur Second Life, quantité d’amis ou de like sur Facebook, de « followers » sur Twitter, nombre de chargements, de vues, de partages… Sans oublier les taux de clic qui envahissent tout. Le digital produit des chiffres, lesquels à leur tour justifient le dispositif digital. Cela veut-il dire que les campagnes de communication deviennent plus efficaces ? À en juger par le palmarès des Effie, dans un premier temps ce n’est pas le cas : les dispositifs à la mode que les marques greffent à leurs campagnes ne suffisent pas à convaincre les jurys Effie du surcroît d’efficacité qu’ils apportent… c’est en 2008 que cela va changer.

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2008, le virtuel entre dans le réel

C’est à partir de 2008 que le digital se met à jouer un rôle central dans les dispositifs primés pour leur efficacité. Et non à cause d’une brusque augmentation de l’investissement publicitaire sur Internet : les chiffres de l’Irep montrent que la hausse n’est pas si forte 2. La raison est à chercher du côté de la place prise par ce que l’on appelle alors le « virtuel » à l’intérieur de l’univers « réel » dont il est en réalité complètement indissociable. C’est en effet en avril 2007, selon Médiamétrie, que la proportion de ceux qui naviguent sur Internet dépasse pour la première fois la moitié de la population française. Un Français sur deux, c’est beaucoup, mais pas encore tout le monde. Et parmi ceux qui surfent sur Internet, les jeunes adultes « 25-35 ans CSP+ » sont surreprésentés. C’est en s’appuyant sur cette réalité sociologique que Wilkinson et son agence développent la campagne innovante, créative et efficace qui, cette année là, va remporter le grand prix Effie. Wilkinson est challenger et affronte un mastodonte, Gillette, qui domine le secteur du rasage. La communication de Gillette met en avant la technologie de ses produits : une, deux, trois lames ou plus… et s’adresse aux hommes de tous âges en utilisant massivement la télévision.
L’accroissement encore limité de la fréquentation d’Internet, associé aux nouvelles possibilités du digital, vont permettre à Wilkinson de lancer son nouveau rasoir quatre (!) lames en faisant le contraire de son concurrent. Plutôt qu’à tous les hommes, la marque choisit de s’adresseren priorité aux jeunes hommes de 25 à 35 ans. Elle le fait sur Internet, donnant ainsi la preuve que ça n’est rien qu’à eux qu’elle s’adresse. Elle devient ainsi plus affini taire. Comme ces jeunes hommes aiment les jeux vidéo, particulièrement ceux dans lesquels on se bagarre, la création prend la forme d’un jeu en ligne 3 et de sa bande-annonce en images de synthèses. Plutôt que de la technologie du rasoir, ce jeu traite avec humour du bénéfice de l’ultra-douceur et de ses conséquences. Et comme elle s’adresse à des gens qui ont l’âge de se mettre en couple et d’avoir leur premier enfant, la création fait référence à cette situation : si vous voulez retrouver les faveurs de Madame, explique en substance Wilkinson, il va vous falloir vous battre avec bébé afin de savoir qui au final a la peau la plus douce : « Fight for kisses ! ». La marque donne littéralement à son audience l’occasion de jouer avec elle. Résultat : la communication contribue à ce que le nouveau rasoir batte des records de vente et devienne numéro un de son marché.

Internet, un nouveau territoire de contacts

Quatre grand prix Effie en six ans vont confirmer que mettre Internet au centre de sa stratégie est un bon moyen d’être plus efficace. Plusieurs bons moyens, devrais-je écrire. Car ces grands prix font aussi la preuve qu’en matière d’efficacité, les ressources du digital sont multiples, et que mieux qu’un nouveau média, Internet est un nouveau territoire de contacts, où s’offrent de nombreuses possibilités. Outre Wilkinson, ce sont Nespresso, Évian et PuceauX pour l’INPES 4. Le grand prix donné aux « Roller Babies » d’Évian reflète en 2010 la fréquentation grandissante d’Internet : on passe en moins de trois ans de trois millions de vues pour Wilkinson, à plus de quarante-cinq millions pour Évian. Ici aussi, la participation des internautes est requise : la marque les incite à reprendre, détourner, réinterpréter ses messages. Mais cette fois, il n’est plus question de stratégie ciblée. Le Web est traité comme un média de masse, complémentaire de la télévision et accélérateur de réussite. Internet permet d’orchestrer la montée en puissance de la campagne et de rendre visible la dynamique de son succès. Avant son lancement, plusieurs « teasers », produits à la façon de vidéos tournées par inadvertance à la maison, mettent en scène des bébés qui s’essayent au hip-hop… Ensuite, les scores de visionnage de la campagne sur You Tube contribuent à la rumeur de son extraordinaire succès. La communication devient le sujet de la communication. Un peu comme un « selfie ». Au final, la campagne entre dans le Guiness Book of Records et donne à Évian un statut international digne de celui des plus grandes marques de soft-drink. En France, elle contribue à l’augmentation de ses ventes.

Le cas Nespresso

nespresso
L’apport d’Internet dans le grand prix obtenu par Nespresso et son agence en 2009 est encore autre. Ce sont ses ressources comportementales qui sont cette fois démontrées. La communication incite l’audience à faire des allers-retours entre le Web (sur lequel on peut choisir parmi plusieurs films celui qui passera à la télévision), et la télévision (où l’on est convié à aller sur le Web décider de la fin du film). Ces multiples allers-retours ont plusieurs conséquences. Outre celle de permettre à chacun de prendre le pouvoir sur Georges Clooney, en un frappant parallèle avec les situations mises en scène par son film publicitaire, ils ont pour effet mécanique d’augmenter le temps d’exposition à la campagne, et donc ses scores de mémorisation. Ils jouent aussi le rôle de ce qu’en psychologie comportementale on nomme comportement préparatoire, ou effet pied-dans-la-porte : l’exécution d’une première action, qui semble sans conséquence mais augmente sensiblement l’engagement et favorise un passage à l’acte plus impliquant. En allant voter sur Internet, on se rapproche du dernier clic, celui qui fait commander la machine Nespresso et entrer dans le club. Grâce à la première étape que constituaient ces allers-retours sur le Web, le Club Nespresso a enregistré cette année-là une progression record, malgré les résultats déjà exceptionnels de l’année précédente, couronnés du prix Effie de sa catégorie.

Le cas Inpes

Quant au grand prix Effie obtenu en 2013 par l’INPES pour la campagne PuceauX, il est à la fois révélateur de la manière dont Internet a profondément transformé les habitudes de vie et du fait que finalement, les enjeux de la communication sur le Web sont largement les mêmes qu’ailleurs : décider à qui je m’adresse et mieux les connaître pour trouver une meilleure manière de les intéresser et de faire évoluer leurs comportements…

puceauX
 
PuceauX est le grand prix d’un Internet devenu normal, un territoire que la communication utilise pour s’adresser aux adolescents parce que c’est là qu’ils vivent une bonne partie de leurs expériences, en particulier les plus privées. Résumons : l’INPES dispose d’un site en ligne, www.onsexprime.fr, dont le rôle est de permettre aux 57jeunes à partir de douze ans de disposer d’une information fiable sur la sexualité. Mais à quoi cela sert-il si les adolescents s’informent ailleurs ? Pour augmenter sa consultation, il faut que l’information de l’INPES devienne au moins aussi attrayante que la source qu’habituellement les adolescents consultent : le porno en ligne. Pour y parvenir, l’INPES et ses agences se sont tout simplement intéressés à ce que sont et font les adolescents. La communication va à leur rencontre sur Internet et met en place un « écosystème» 5 profilé à l’image de leurs pratiques… Y visionnent-ils des films pornos ? La communication fait du porno son sujet et leur propose six épisodes d’un soap opera d’un nouveau genre, une « Web série », dont deux adolescents, Karim et Alex, qui ont l’idée de se lancer dans le tournage d’un film porno, sont les héros. Ce feuilleton « déconstruit les clichés du porno » et distille des messages : sur l’usage des préservatifs, le respect des différences et l’homosexualité féminine, sur la sexualité « en vrai » qui est bien mieux que dans les « films de boules », sur le danger qu’il y a à tourner une « sextape » avec un ours en peluche (« Pourquoi mon ours porte un soutif ? »), surtout quand elle se retrouve sur Facebook (« 225 Like, c’est quand même bien ! »)… Sur toutes les interfaces de cet écosystème, Nicolas, community manager de l’INPES, aiguille sur les contenus, suscite les débats, donne des réponses et organise les interactions 6. Dans le prolongement de la série, sur la chaîne YouTube, les acteurs s’expriment à propos du rôle qu’ils incarnent et répondent aux questions des adolescents dans une mise en scène qui rappelle les séquences canapé du Grand Journal de Canal+. Une manière de jouer encore avec les frontières entre monde virtuel et monde réel. Et, parce que c’est comme ça que les adolescents vivent, le dispositif ne se cantonne pas au Web : il est accompagné par un partenariat avec une radio connue pour ses libres antennes.

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Pour conclure, revenons sur quelques évidences que nous rappellent ces campagnes particulièrement efficaces, et que la créativité sémantique du marketing de l’innovation ne doit pas nous faire oublier. La première, c’est que dans tous les cas, réel et virtuel, « off » et « on », y sont considérés comme un seul et même monde. Parce que ce sont les mêmes gens qui y habitent. Des gens qui ne sont pas tous des consommateurs ultra-connectés ou des blogueurs d’influence, et qui ont autre chose à faire de leur vie que de la passer avec « les marques »… La seconde est qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’utiliser Internet et les possibilités que le digital nous offre. Il ne suffit pas de suivre la mode et de greffer sur sa campagne le dispositif « qui fait bien » pour que le digital serve à quelque chose. La manière la plus efficace, ou peut-être la seule manière efficace, c’est d’intégrer le digital au niveau stratégique. En se plaçant dans une perspective plus large, celle de la relation que la marque entretient avec les gens et des hypothèses que l’on peut faire sur la manière dont la communication va s’y prendre pour avoir une influence. Le numérique permet de dresser de nouvelles cartes des comportements. Mais la carte n’est pas le territoire, et le digital n’est qu’une partie du territoire des gens. Ces derniers ne se limitent pas à leurs traces laissées sur la toile et pour augmenter ses chances d’être efficace, une marque a intérêt à ne pas limiter ceux auxquels elle s’adresse à ce qu’elle mesure sur le Web.
 

Notes

(1) Les prix Effie récompensent depuis vingt ans les campagnes de communication sur la base de leur efficacité prouvée. Dans la communication, où tout est par définition labile, il est rare de pouvoir travailler sur un tel corpus. Grâce à l’AACC et à l’UDA, cette analyse et les enseignements qu’on peut en tirer, ont donné lieu à l’ouvrage : Oui, la communication est efficace, 20 ans d’expérience Effie, éditions Kawa, 223 p., 2014.
(2) Source IREP : séminaire Efficacité 2014, « Croyances, fantasmes et réalité », 25 mars 2014.
(3) Pour la première fois dans l’histoire des grands prix Effie, en prenant la forme d’un jeu en ligne, la création est devenue technologique.
(4) Wilkinson : grand prix Effie 2008 ; Nespresso : grand prix Effie 2009 ; Évian : grand prix Effie 2010 ; PuceauX (Inpes) : grand prix Effie 2013.
(5) À propos de frontières entre réel et virtuel, souvenons-nous que la sociologie urbaine américaine avait elle aussi emprunté à Darwin la notion d’« écosystème  » pour rendre compte, à la fin du XIXe siècle, de la manière dont s’inventait, dans le monde réel, la ville nouvelle de Chicago, alors en train de naître.
(6) Le travail du community manager repose moins sur la technique que sur une profonde empathie avec les gens : il s’agit de les comprendre, de les orienter et pour cela de ressentir intuitivement ce qui va les intéresser. Ce qui le rapproche du planning stratégique et du savoir-faire de gens capables d’imaginer des dispositifs de communication viraux, comme par exemple l’idée de la disparition des blagues Caram’bar, d’un imbattable rapport investissements-résultats, qui obtint en 2013, après un Lion à Cannes, le prix Effie de sa catégorie.
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