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Revue des marques : numéro 83 - juillet 2013
 

La RSE à géométrie variable

Les démarches volontaires de RSE choisies par les entreprises ne doivent pas retarder le renforcement des règles internationales.

par Franck Cochoy
propos recueillis par Jean Watin-Augouard


Franck Cochoy
Franck Cochoy
Enseignant à l'Université de Toulouse II

La RSE, un nouvel état d'esprit ? Y a-t-il une mode de la RSE après la mode du développement durable ?

Franck Cochoy : L'univers de la gestion est un univers de règles et de mimétismes, qui a besoin de repères et de standards partagés pour avancer. Développement durable et RSE s'inscrivent dans cette logique, en définissant des horizons d'action pour le renouvellement de la pratique gestionnaire et de la maîtrise des marchés. Il s'agit donc autant de modes (au féminin) que de modes (au masculin) de gestion. Développement durable et RSE sont d'ailleurs étroitement articulés, puisque la RSE prolonge du côté du social et du travail le souci d'agir volontairement, sans attendre l'intervention publique, en faveur de certaines parties prenantes préalablement négligées comme l'environnement et les générations futures – côté développement durable –, les communautés locales et les salariés – côté responsabilité sociale de l'entreprise. Il faut bien sûr s'interroger sur les motivations de tels mouvements, qui visent très largement à éviter la contrainte légale en la devançant a minima, à justifier l'entreprise auprès de ses salariés et parties prenantes sans remettre en cause ses fondamentaux, à prévenir la critique à bon compte, via la mise en avant d'actions certes positives, mais souvent marginales par rapport à l'impact global des activités des entreprises concernées.

Mettre en avant des actions récentes « responsables » ne porte-t-il pas à croire qu'avant, les entreprises avaient des comportements irresponsables ou « a-responsables » ?

F. C. : Il ne faudrait surtout pas oublier que la responsabilité est une notion juridique : on gagnerait à se souvenir qu'il n'y a de responsabilité que devant la loi. Car la définition du souhaitable appartient à la société tout entière, c'est une question qui engage la démocratie et donc l'origine souveraine du droit. De ce point de vue, il pourrait être discutable, voire dangereux, d'abandonner la notion de responsabilité et la définition du bien aux initiatives privées, fussent-elles les mieux intentionnées. Et l'on comprend, dès lors, qu'il serait abusif d'exiger des entreprises qu'elles s'engagent dans la responsabilité sociale volontaire, ou pire de reprocher à celles qui ne le font pas d'être irresponsables ou « a-responsables », quand leur seule responsabilité véritable relève du respect du droit. Sont responsables les entreprises qui respectent le droit, avant ou après la mise en oeuvre de la RSE. Si le droit est insuffisant ou bafoué, ce sont les institutions juridiques et non l'action morale des entreprises qu'il faut mobiliser et renforcer. Agir autrement revient à se faire justice à soi-même, et à se détourner de l'essentiel : l'urgence qu'il y a à renforcer le droit, ses moyens d'action, et les institutions qui le portent à l'échelle internationale.

 

Le « marketing sociétal » n'est-il pas perçu par une partie des consommateurs comme une manière, pour l'entreprise, de se « racheter » ?

F. C. : Il faudrait pour cela prouver que le public a une bonne connaissance du marketing sociétal, de la RSE ou du développement durable, ce qui est loin d'être certain. Mais à supposer que ces modèles de gestion soient connus du grand public, il faudrait aussi préciser quelles sont les fautes dont il s'agit d'obtenir le rachat, et surtout qui les a commises. Il est évident que la RSE répond largement à une logique défensive, comme le rappelle l'importance des initiatives conduites en la matière dans l'industrie du textile ou des chaussures de sport, dont le recours à une force de travail employée dans des pays à bas coût de main d'oeuvre et à standards sociaux minimaux, voire inexistants, est bien connue. L'ennui, c'est que le coup de projecteur braqué sur ces entreprises laisse dans l'ombre les actions contestables de beaucoup d'autres qui, n'étant pas contestées, n'ont pas à se « racheter ». De ce point de vue, la question de la responsabilité comme respect du droit est passionnante, car elle retrouve toute sa pertinence dès lors que l'on s'interroge sur le droit qu'il s'agit de respecter : celui du pays d'accueil, ou celui du pays de l'entreprise donneuse d'ordre ? Mais encore une fois, le principe de la référence au droit du pays qui offre la protection la plus favorable doit-il relever du choix arbitraire des firmes, ou faire l'objet d'une régulation internationale ? À trop se satisfaire des démarches volontaires, ne retarde-t-on pas les avancées nécessaires des règles et des institutions à mettre en place au niveau international ?

 

Jusqu'où l'entreprise peut-elle pousser le curseur sur l'échelle de l'engagement sans perdre sa mission première ?

F. C. : Ce genre de question est à la discrétion des entreprises, et l'on ne saurait bien sûr leur reprocher de s'engager dans des démarches dans lesquelles elles pensent trouver leur intérêt, surtout lorsque ces démarches ne contreviennent pas à la loi, voire vont dans le sens de l'anticipation de ses formes ultérieures. Il faut toutefois noter que les nombreux travaux de gestion qui ont tenté d'établir un lien positif entre politiques de responsabilité sociale de l'entreprise et retour sur investissement, profitabilité, efficacité managériale ne sont pas parvenues jusqu'ici à produire des résultats concluants.

 

L'engagement sociétal de la marque ne témoigne-t-il pas des insuffisances de l'action publique ?

F. C. : Oui, les mouvements d'action sociale volontaire sont à interpréter comme les symptômes d'un déficit d'action publique et plutôt que de s'en contenter, voire de les soutenir, les autorités publiques, mais aussi les citoyens militants, auraient intérêt, s'ils tiennent vraiment à leur cause et s'ils sont démocrates, à réclamer l'action régulatrice qui semble faire défaut. Il n'est pas anodin d'observer qu'au tournant du vingtième siècle de nombreux mouvements militants se sont tournés vers des formes de consommation engagée, via des pratiques de boycott ou de « buycott » (i.e. acheter les produits d'entreprises vertueuses en matière sociale), qui préfiguraient très largement le commerce équitable et le consumérisme politique d'aujourd'hui. Ces mouvements ont décliné avec les progrès du droit social et le développement d'un arsenal législatif dans le secteur de la consommation. Aujourd'hui, la consommation politique réclame que des efforts similaires soient conduits cette fois au niveau global.
 

La notion d'entreprise sociale serait, pour certains, un oxymore. Faire du profit et, en même temps, faire du bien, serait antinomique ?

F. C. : Adam Smith, avec son célèbre exemple du boucher dont l'intérêt strictement personnel consiste à bien servir ses clients, sans aucun souci moral, avait tenté de montrer que réaliser le bien n'exige nullement de chercher à le faire. Les situations de jeu « gagnant-gagnant » sont très fréquentes, mais cela dépend bien sûr des secteurs d'activité. Il est évident qu'une entreprise du secteur de la santé sert beaucoup mieux l'intérêt conjoint de ses actionnaires et de ses clients qu'une entreprise qui vend des cigarettes (même si des scandales récents dans le secteur de la santé montrent que l'opposition est loin d'être aussi simple !). De ce point de vue, ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater que parmi les entreprises les plus zélées en matière de responsabilité sociale, on trouve des entreprises dont l'impact social ou environnemental est très vivement contesté. Les fabricants de cigarettes en sont un parfait exemple : Philip Morris a un code de conduite socialement responsable très rigoureux ; l'entreprise s'abstient volontairement de toute action marketing en direction de la jeunesse, mais elle est aussi très prospère sur ce segment de marché. Pire : son message socialement responsable apposé volontairement sur ses paquets, « les mineurs ne doivent pas fumer », augmente très probablement le tabagisme des jeunes, dont on sait l'appétit de transgression et le souci de ne plus être mineurs, mais de devenir adultes ! Une responsabilité sociale de façade peut donc soutenir des objectifs tout à fait contraires aux intentions affichées.
 

La RSE ne donnerait-elle pas au capitalisme une nouvelle légitimité ?

Eve Chiapello
Eve Chiapello

Luc-Boltanski
Luc Boltanski
F. C. : Le problème de la légitimité est essentiel au fonctionnement du capitalisme, qui doit sans cesse, comme l'avaient rappelé les sociologues Eve Chiapello et Luc Boltanski, réinventer les formes de consentement au travail, faire en sorte que ceux qui profitent le moins du système s'engagent malgré tout à soutenir son fonctionnement.
De ce point de vue, la responsabilité sociale de l'entreprise est sans doute très utile au capitalisme, comme en témoigne l'engouement que ce mouvement suscite dans tous les secteurs de l'enseignement en gestion, depuis les nombreux étudiants qui n'ont que le commerce équitable, le développement durable et la responsabilité sociale de l'entreprise à la bouche, jusqu'aux professeurs, chercheurs et revues de gestion, qui célèbrent ces notions à longueur de cours et de pages.
Les bons sentiments sont largement répandus, et c'est une bonne chose, d'autant plus compréhensible dans un secteur comme celui de la gestion, si souvent en butte à la critique. Mais il ne faudrait pas que cet engouement se transforme en aveuglement. Certes, la quasi-totalité des entreprises du CAC 40 mettent en avant, sur la première page de leur site Internet, un onglet « Développement durable » ou « Responsabilité sociale de l'entreprise » abondamment fourni. Mais lorsqu'on clique sur les onglets destinés aux actionnaires, il est fréquent que l'on ne trouve plus guère de traces de la dimension sociale ou environnementale affichée par ailleurs. Plutôt que de s'intéresser aux seuls aspects qui nous séduisent, plutôt que de se bercer d'illusions, ne vaudrait-il pas mieux tout regarder et s'interroger sur la duplicité des entreprises contemporaines, qui présentent à chacun de leurs publics un visage différent, propre à leur plaire ?
 
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