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Revue des marques : numéro 79 - juillet 2012
 

Dissymétrie des genres

A l'âge hypermoderne, la femme et l'homme sont maîtres de leur destin individuel mais leurs rôles et places ne sont pas interchangeables.

entretien avec Gilles Lipovetsky, professeur de philosophie à Grenoble.


En 1997, vous avez commis La troisième femme, permanence et révolution du féminin. Quel portrait faites-vous de ces "trois" femmes ?

Gilles Lipovetsky
Gilles Lipovetsky
Gilles Lipovetsky : La troisième femme ne désigne ni une catégorie psychologique, ni une catégorie sociale mais la figure contemporaine de la femme dans son évolution historique. La première femme ou la femme dépréciée s'inscrit dans la plus longue période de l'histoire de l'humanité depuis le paléolithique. La femme est inférieure à l'homme, elle est, dans la plupart des sociétés, diabolisée. C'est Eve qui incarne le principe du mal. Les femmes occupent des positions subalternes, elles sont dans l'ombre de l'homme et seules les activités masculines sont dignes d'être représentées, louangées.
A partir du second Moyen-Age, si les hommes continuent d'occuper les positions supérieures, les choses basculent, on assiste à la dignification culturelle et sociale, à la célébration des femmes dans leur activité proprement féminine. L'amour courtois conduit l'homme à s'agenouiller, il fait de la femme sa maîtresse, il se met au service de la dame. La femme est sacralisée dans la poésie, la littérature, la peinture. A partir de la Renaissance, la beauté féminine jusqu'alors diabolisée est dorénavant associée à l'image de Dieu. La deuxième femme est la femme exaltée. Le XVIIIe siècle s'ouvre sur la célébration de la maman à qui l'on attribue la lourde tâche de former l'enfant, d'éduquer le genre humain, de civiliser les moeurs. Au xxe siècle, Aragon ne clame-t-il pas que "la femme est l'avenir de l'homme" ! La femme incarne le principe civilisateur de paix, de douceur, d'humanité. Pour autant, les rôles économiques et sociaux restent inchangés entre l'homme et la femme.
 
La troisieme-femme
La troisième femme apparaît durant la deuxième moitié du XXe siècle quand, pour la première fois, les femmes vont conquérir la maîtrise de leur destin grâce à la contraception, la moindre importance de l'image de la femme au foyer et la reconnaissance du travail féminin. Les femmes se trouvent alors dans une situation identique à celle des hommes car elles ont à construire leur destin parce qu'il n'y a plus d'assignation, a priori, à ce qu'elles doivent être et faire. Cette troisième femme est la femme indéterminée car son destin n'est plus prédéterminé, écrit à l'avance par les codes sociaux et culturels. Ici, les garçons et les filles sont sur la même dynamique égalitaire marquée par une reconnaissance de l'autonomie des femmes qui peuvent contrôler leur destin, leur corps, leur place sociale. Pour autant, les pesanteurs demeurent, on observe une très forte permanence des codes hérités de l'histoire qui tempèrent la vision triomphaliste. La différenciation est reconduite en termes de principe. Ainsi de la beauté où la place des femmes et des hommes n'est pas équivalente aussi bien dans les concours de beauté, les soins du corps, la chirurgie esthétique… La femme demeure le beau sexe.
 

Une quatrième femme est-elle apparue, depuis, hyperfemme, hypermobile, hyperactive … ?

Gilles Lipovetsky : Non, sur une longue durée. La dissymétrie des rôles masculin/féminin dans l'organisation de la maison perdure. C'est toujours les femmes qui assurent les taches ménagères. Si, dans la sphère politique les choses évoluent, avec l'entrée de femmes plus nombreuses, les freins demeurent dans les grandes entreprises où les femmes sont plutôt rares aux fonctions de directions générales. On nomme cela "glass ceilling" ou plafond de verre : plus on monte dans la hiérarchie et moins les femmes sont présentes. Les conseils d'administration sont toujours aux mains des hommes alors que les femmes créent de plus en plus des entreprises et réussissent très bien. L'intériorisation de l'image de la femme demeurant au foyer perdure ! Des projets de loi s'inspirant de la Norvège et imposant 40 % de femmes dans ces conseils vont peut-être changer les choses.

Que pensez-vous de l'essentialisation de la femme ?

Gilles Lipovetsky : J'évite d'entrer dans le débat culture contre nature car il faut être prudent sur le rôle de la nature. Sur la longue durée, c'est plutôt le pôle culturel et sociétal qui a prédominé, ce qui viendrait invalider la position essentialiste. Pour autant, affirmer qu'il n'y a rien qui relève de la nature serait excessif.
Simone de Beauvoir affirmait en son temps "qu'on ne nait pas femme, on le devient". Les femmes, depuis, l'ont prouvé à travers différents combats pour la contraception, l'avortement… Celui qui poussa l'analyse essentialiste très loin fut Freud qui prétendit que l'absence de phallus chez la femme l'a conduisait, du fait de cette castration, à être incapable de sublimer, d'investir sa libido dans la création, le pouvoir. Il en déduisait que les grands créateurs de l'histoire n'étaient que des hommes ! L'histoire prouve que c'est faux.

Les marques peuvent-elles, pour certaines d'entre elles, selon les secteurs, contribuer à changer/transformer l'apparence superficielle du féminin ?

Dim redecouvrez vos jambes
Gilles Lipovetsky : C'est le cas dans la mode. Dim a créé une image de la femme mobile dans son corps.
Dove a mis en scène des femmes de tous les jours, pour les libérer du carcan de la beauté, de la tyrannie des normes. Cette campagne a eu un énorme impact car les femmes protestent contre l'assignation à la beauté.
Pour autant, peuvent-elles en faire le deuil ? Le "fat is beautiful" est totalement artificiel.
La publicité a tout de même pour objectif de séduire, de créer de l'attraction, donner une image positive du produit.
 

Que pensez-vous de la théorie du genre "gender" ou "queer" selon laquelle la distinction entre homme et femme, ainsi que l'hétérosexualité, est avant tout une construction sociale et culturelle ?

Gilles Lipovetsky : C'est en grande partie vrai mais doit-on pour autant dire que ce n'est que cela, serait excessif. Je n'exclus pas qu'il y ait un cerveau rose et un cerveau bleu. Et après ? La dynamique égalitaire et individualiste n'a pas mis sur le même plan les hommes et les femmes et le cerveau, rose ou bleu, n'y a pas sa place. La cosmétique n'a pas besoin de cette distinction car elle sait très bien que le rapport au corps n'est pas le même chez l'homme et chez la femme.

Les marques de luxe contribuent-elles au maintien de la vision essentialiste de la femme dans la société actuelle ?

Gilles Lipovetsky : Oui, certainement, comme l'attestent, par exemple ces défilés prestigieux de la haute couture, Chanel, Dior… C'est dans le droit fil du beau sexe, de l'éternel féminin. On met en valeur des femmes poétiques, vouées à l'admiration esthétique.

Observez-vous une porosité des territoires, des rôles, entre hommes et femmes (travail, foyer…) ?

Gilles Lipovetsky : Oui, et dans de nombreux domaines. Sur le plan domestique, il n'est plus infamant pour un homme, aujourd'hui, d'effectuer des taches ménagères, de s'occuper des enfants. Sur le plan de l'apparence, les metrosexuels désignent des hommes qui s'occupent davantage de leur corps et vont sur le territoire du féminin. Du côté des femmes, on observe le même phénomène. Elles s'engagent dans des métiers qui, autrefois, étaient strictement masculins. Pour autant, porosité n'est pas synonyme d'égalité, de réversibilité, de commutabilité des rôles. La révolution que l'on observe est très profonde mais elle se fait en douceur. C'est la raison pour laquelle elle tient.

Les femmes peuvent-elles se servir des marques pour franchir les "derniers" obstacles qui les maintiennent encore dans un rôle secondaire, pour parachever leurs aspirations émancipatrices ?

Gilles Lipovetsky : Les marques ne sont pas le vecteur principal de leur émancipation. C'est bien plus, l'éducation, le travail, la culture, la famille. L'activité consumériste a un impact secondaire. Les femmes achètent pour se complaire, oublier, se faire plaisir. Les marques ne peuvent changer les rôles fondamentaux.

Depuis la sécularisation de la société démocratique, les lois et modèles d'organisation de nos sociétés modernes ne sont plus fondés sur ceux de l'Eglise. Comment expliquez-vous le maintien de la femme dans un rôle secondaire ? Si notre société privilégie le changement, l'innovation, comment expliquer l'impossibilité pour la femme de s'affranchir ?

Gilles Lipovetsky : Deux lectures sont possibles. La première souligne la persistance du machisme. La violence symbolique des hommes qui gardent le pouvoir freine l'émancipation des femmes. Deuxième lecture : le poids de millénaires où la femme était soumise face à deux ou trois décennies où elle s'émancipe. Des inerties, des pesanteurs expliquent cela. Pour autant, je pense que nous n'allons pas vers un monde unisexe pour des raisons anthropologiques car l'être humain est d'abord, sur le plan de la première perception, un homme ou une femme, c'est donc un être sexué. Le genre humain est immédiatement clivé et on l'observe très tôt chez les enfants, garçons et filles, qui construisent leur identité sexuelle. Observons ce paradoxe : ce sont les mêmes femmes qui, aujourd'hui, créent des entreprises et qui, pour autant, veulent de la lingerie féminine ! On peut donc avoir, d'un côté une marche importante vers l'égalisation et, de l'autre côté, l'affirmation d'une différence. Deux symptômes sont significatifs : le maquillage et la lingerie. Aussi les êtres humains ont une exigence d'exprimer, de signifier leur sexe. Plus les rôles importants seront réversibles, plus il y aura des différences sur les rôles légers. Seul pays qui fut longtemps unisexe : la Chine de Mao. On s'en éloigne…

Que pensez-vous de l'hypersexualisation des petites filles que combat le rapport de Chantal Jouanno ?

Pour toutes les beautes
Gilles Lipovetsky : Le phénomène montre deux choses différentes.
Le cas des mamans qui poussent leur petite fille, comme cela s'observe aux Etats-Unis dans des concours de beauté, montre que les femmes ont totalement intériorisé la dissimilarité des rôles sexuels et une identification absolue des femmes à la beauté à la fois de manière traditionnelle et hypermoderne, en quête de célébrité, de médiatisation et d'argent.
C'est la puissance médiatique qui a créé cette culture du star system. Les marxistes y verraient une forme d'aliénation. Deuxième chose, effet de la troisième femme : certaines adolescentes de douze, treize ans s'émancipent du modèle traditionnel de la petite fille bien sage quand les garçons cherchent leur autonomie dans la violence. Comme le sexe a perdu sa connotation morale, montrer une attitude sexuelle n'est plus associé au vice mais au contraire à l'esthétisation, à la théâtralisation de soi à l'extrême.
Soulignons que ces petites filles n'ont pas encore de vie sexuelle !
 

Comment expliquer que, selon une récente étude parrainée par Dove, 2 % seulement des femmes françaises se sentent belles ?

Gilles Lipovetsky : Je n'ai pas les mêmes chiffres ! Il faut distinguer le visage du corps. Beaucoup de femmes répondent plutôt positivement à la question "vous trouvez vous jolie ?". Cela ne veut pas dire pour autant qu'elles ne voient pas leurs défauts. Il est très rare de rencontrer des femmes qui disent que leur visage n'est pas beau.

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