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revue des marques numéro 61 - janvier 2008
 

La fin de l'angélisme

La nature est devenue la principale source de tout un pan des "bons plaisirs" d'une société hédoniste, axée sur l'éternelle jeunesse, le sensualisme et le bien-être.

Par Jolanta Bak*


Jolanta Bak
Jolanta Bak

L'homme post-moderne aime la nature ! Il aurait même tendance à la préférer à la techno-science et autres sources d'autorité autrefois mythiques, comme le progrès. La nature est devenue bonne en soi, idéalisée, voire idolâtrée dans son acception de mère nature. Qu'il s'agisse de consommation courante, d'habitat, d'urbanisme ou de matériaux, y compris dans la mode vestimentaire, on veut de la naturalité, sous toutes ses formes, partout, et surtout ici et maintenant : on consomme bio et frais, on préfère, dans les cosmétiques, les ingrédients naturels aux molécules chimiques, on habille les villes et les immeubles de murs végétaux, on s'intéresse aux fibres naturelles... Sans parler des voyages au long cours où la "vraie" nature, vierge et intacte, nous offre de rares moments de contemplation ou des séjours dans des spas qui mélangent naturalité et remise en forme.La nature est devenue la principale source de tout un pan des "bons plaisirs"d'une société hédoniste, axée sur l'éternelle jeunesse, le sensualisme et le bien-être. Michel Maffesoli, avec son humour, propose de parler de "l'enveloppement durable", parallèlement au développement durable.

Les problèmes de pollution déclenchent dans l'inconscient des dérives nostalgiques, où la pureté de la nature primitive est idéalisée.

Les dérives productivistes

Outre ce penchant pour la nature comme source de jouissance, l'homme post-moderne cherche dans la nature une forme de réassurance qui fait défaut du côté du monde industriel. Ce monde vu jadis comme l'aboutissement triomphal et progressiste de la révolution technologique, est aujourd'hui dénigré voire diabolisé dans l'inconscient collectif. L'industrie est associée à la pollution, au non-respect de l'environnement, à l'image des usines qui évacuent de la fumée noire. L'industrie s'oppose immédiatement aux nouvelles technologies,qui paraissent"clean". Le travail industriel à la chaîne est dévalorisé par rapport au travail créatif. On constate également une lassitude grandissante vis-à-vis de la quête perpétuelle de performance,largement imputée à la puissance brute du monde industriel. Et l'industrie alimentaire n'est pas épargnée par cette remise en cause inconsciente, bien au contraire elle est souvent montrée du doigt pour ses dérives productivistes, plus ou moins responsables des scandales du type vache folle. Plus globalement, la saleté physique, industrielle mais aussi morale du monde qui nous entoure est de plus en plus ressentie comme une agression et une force destructrice. Seule la nature reste une oasis de pureté symbolique (même si dans les faits cela est de moins en moins vrai) : "Les problèmes de pollution déclenchent dans l'inconscient des dérives nostalgiques, où la pureté de la nature primitive est idéalisée", nous dit le psychanalyste Jean-Pierre Winter. La nature édénique, intacte et préservée est devenue tout à la fois notre ultime utopie, un nouvel idéal, une valeur refuge, un rêve et un luxe.

Outre le penchant pour la nature comme source de jouissance, l'homme post-moderne cherche dans la nature une réassurance qui fait défaut du côté du monde industriel.

La nature, notre guérisseur préféré, se fait rare

Non seulement nous voyons la nature comme pure, mais aussi comme une source quasi infinie de bienfaits, depuis le goût des produits frais au pouvoir actif des ingrédients naturels pour la santé. Nous aimons sa fraîcheur et sa sensorialité sous forme de produits frais : des fraises odorantes, des tomates à maturité, des pommes de terre sorties de terre... Nous croyons en son pouvoir sur la santé et rêvons de trouver des aliments naturels qui soient aussi bons au goût que pour la santé, à l'instar de l'huile d'olive qui "a tout bon" ou du chocolat aux propriétés antidépressives, ou encore du vin rouge, l'acteur principal du "French paradox". La nature, surtout dans les cultures latines, mais aussi de plus en plus dans les pays anglo-saxons avec notamment la vague des "super fruits", est devenue notre guérisseur préféré. Nous apprécions également, et depuis plus longtemps, ses odeurs, ses textures et ses ingrédients évocateurs dans les soins du corps, surtout lorsqu'il s'agit des cosmétiques à vocation de bien-être que l'on utilise dans les nouveaux temples du bienêtre, les spas. Mais cette nature enveloppante, rassurante, sensuelle, nourrissante, bienfaisante et esthétique se fait rare. La menace écologique est devenue bien réelle. Depuis peu de temps, une prise de conscience plus généralisée, au niveau tant des pays et des institutions que des individus, a donné lieu à de nombreux débats et négociations. Les "indices" forts d'un profond désaccord avec le désordre environnemental actuel se multiplient autour du monde : le prix Nobel de la paix décerné à l'écologiste kenyane Wangari Maathai, celui décerné à Al Gore pour son film historique, puis le dernier événement en date, d'une ampleur sans précédent en France,le Grenelle de l'environnement. Mais ne nous y méprenons pas : si l'homme est prêt à faire des efforts, c'est avant tout pour préserver un monde qui est sa source de jouissance et de réassurance première ! Il va donc rechercher une consommation plus raisonnée, en rejetant le matérialisme à tout crin, devenu aujourd'hui synonyme d'une vie creuse, de surconsommation, de gaspillage, quand ce n'est pas de non-sens. Il va privilégier de nouvelles valeurs éthiques comme la pureté, l'honnêteté ou l'écologie. Les fameux "créatifs culturels" (L'Emergence des créatifs culturels de Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, parue en France en 2001), qui représentent au moins 26 % de la population américaine (et certainement au moins autant de la population française) sont porteurs de nouvelles valeurs, et conjuguent déjà leur style de vie avec la préservation et le viabilité du monde qui les entoure. Ils rêvent d'un système socio-économique et culturel profondément alternatif sans accepter comme postulat de base l'actuelle économie de marché avec ses conséquences sur l'environnement naturel et humain. Les "créatifs culturels" en tête, mais aussi les "eco-affluents" (les bobos écolos) et plus largement un grand public de plus en plus sensibilisé (selon une étude TNS et Ethicity de juin 2006, 96,3 % des Français se sentent concernés par l'état de la planète, 77,3 % connaissent la notion de développement durable) sont prêts à agir plus ou moins concrètement pour changer le désordre actuel des choses. En commençant par scruter l'action des marques, examiner les composants des produits et vérifier qu'ils sont bien "eco-friendly". Etre écolo est même devenu chic ! Stars et"people"s'affichent maintenant en voiture hybride ou chantent pour la planète. Ces évolutions sont le signe d'une réelle peur de voir disparaître ce qui nous fait du bien, d'une préoccupation vis-à-vis des générations futures et aussi de l'envie diffuse d'une nouvelle donne économique et sociétale, d'une grande renaissance planétaire.

Les quatre années à venir vont nous conduire à l'incroyable montée en puissance d'une bulle boursière dans le domaine de l'énergie renouvelable.

Un vrai green business

Alors, prêt au changement, l'homme post-moderne ? Oui,mais pas au détriment de son confort individuel. Ne nous leurrons pas, cet homme-là est un animal pour qui le confort, tant matériel que psychique, compte énormément. C'est pourquoi le développement durable devra passer par une nécessaire réconciliation des idéaux avec des valeurs pragmatiques d'économie, de confort d'usage et d'innovation. L'angélisme, ou même les micro-initiatives (tri des déchets, économies d'eau et d'énergie, projets comme "Caisse commune"à Paris, voitures à partager...) ne suffiront pas. Les choses ne changeront réellement que lorsqu'il y aura un vrai "green business". Au risque de heurter la sensibilité des plus idéalistes, il est nécessaire d'affirmer que l'angélisme dans ces domaines est non seulement insuffisant mais également dangereux, car il peut engendrer une forme de barbarie. S'insurger, s'écrier, critiquer, exiger des autres... n'a jamais remplacé l'action concrète et pragmatique. Et qui plus est une action viable sur le plan économique. Il s'agit donc clairement de faire de l'argent avec le développement durable. Ce qui veut dire innover,produire,vendre... selon de nouvelles règles,bonnes pour l'individu et pour l'avenir de la planète. Comme souvent lorsqu'il s'agit d'être pragmatique, la France brille... par son retard ! Une fois de plus, les cultures anglo-saxonnes, plus pragmatiques dans leurs fondements, nous ont devan-cés dans toutes les initiatives économiques liées au développement durable. Le premier marché d'alimentation bio est le marché américain. La première chaîne de distribution alimentaire "all natural", Whole Foods, est elle aussi américaine. La marque Innocent, avec ses "smoothies" bourrés de bons fruits et rien d'autre, nous vient d'Angleterre.Weleda, le fabricant de cosmétiques le plus proche du bio, est allemand. Sans parler de la voiture japonaise (pour ne pas être anglo-saxons,les Japonais aussi savent être pragmatiques !) la Toyota Prius : une voiture en apparence semblable à une autre, au confort égal, mais moins polluante et dont le succès mondial n'est plus à démentir, en dépit d'un prix élevé. Toutes ces initiatives ont en commun,l'alliance de l'écologie et des bénéfices individuels (plaisir, confort d'usage, bienêtre...) pour le consommateur ou l'utilisateur. Elles sont aussi fondées sur un "business model"nouveau,n'ayant pas peur de pratiquer des prix plus élevés que le standard non écologique. Les perspectives économiques liées au développement durable sont faramineuses. Réfléchissons seulement à tout ce qu'il faudra purement et simplement refaire dans notre habitat, dans les moyens de transport, dans nos villes, mais aussi dans la façon de nous habiller ou de nous nourrir (pour le moment,seules les populations aisées ont accès dans leur quotidien à une nourriture en provenance de l'agriculture bio ou raisonnée). Et il faudra bien compter avec la refonte des politiques énergétiques au profit des énergies renouvelables. C'est là le nouvel eldorado des spéculateurs boursiers outre-Atlantique, internet étant désormais considéré comme une bulle ancienne :"Les quatre années à venir vont nous conduire à l'incroyable montée en puissance d'une bulle boursière dans le domaine de l'énergie renouvelable", dit Robert Belle, auteur de La bulle verte.

Aussi nous faudra-t-il aller très vite pour capter notre part du gâteau, face aux champions du développement durable que sont déjà l'Allemagne, la Scandinavie, les Pays-Bas, mais aussi le Japon, les Etats-Unis, l'Angleterre, et que seront demain tous les pays qui sauront y voir le business lucratif des années à venir, y compris la Chine, qui commence à évoluer en la matière.

L'innovation durable

Comment faire ? Si, face à un produit traditionnel, l'individu rencontre une solution non polluante et respectueuse des règles de développement durable, il choisira cette innovation. Pour conserver le nid de son plaisir, sans altérer son confort quotidien,et aussi pour nourrir ses rêves de pureté et ses attentes de bien-être, il est prêt à mettre le prix, les exemples cités plus haut le confirment. Aussi envisageons le développement durable non pas comme une contrainte ou un idéal, mais comme un formidable champ d'innovation. Concevoir des lessives qui puissent retourner à l'eau des rivières ou des mers sans problème,produire des jus de fruits bio à peine plus chers que les jus standard, supprimer partout dans le monde, et surtout dans les pays émergents, la terrible pollution provoquée par les bouteilles en plastique, tout en proposant une qualité d'eau parfaite et en respectant les ressources naturelles,remplacer les emballages plastiques recouverts d'encre par de nouveaux matériaux tout aussi pratiques et sexy... Si les opportunités sont innombrables, les chantiers sont souvent énormes. Car dans la plupart des cas,il ne s'agit pas de remplacer tel ou tel ingrédient, mais de repenser un produit ou un service dans sa totalité. Ce sont des chantiers d'innovation dite de rupture,qui nécessitent un véritable investissement (en argent,en hommes,en organisations),mais... qui rapportent gros. Une équation pas toujours très appréciée dans les organisations actuelles où le court-termisme est roi et où le retour sur investissement doit se faire au même rythme que l'avancement des carrières, en l'occurrence sur deux, trois ans. Il nous faudra donc changer notre fusil d'épaule, mais aussi notre regard sur les choses. Oubliés, l'angélisme et l'écologie militante des premiers temps. Oubliés, les produits écolos rébarbatifs et pauvres. Oubliées, les mesurettes visant à résoudre tel ou tel microproblème dont la marque ou l'entreprise sont responsables. Révolus, le temps des excuses, le temps des "produits moins" (moins gras, moins sucré, moins polluant, moins irresponsable), le temps du vague don pour replanter trois arbres et se racheter une vertu aux yeux du grand public... Bienvenue à l'innovation durable ! Dans ce nouveau monde,on englobe, sans les opposer,enjeux économiques et enjeux écologiques, on marie confort moderne et respect de l'environnement, plaisir et naturalité, on conçoit des produits satisfaisants d'emblée, sans correctif ultérieur. Et avant tout on élabore, sans a priori, de nouveaux "business models" permettant de créer des produits et des services compatibles avec une nouvelle donne, celle de demain et des décennies à venir. Car cette donne est durable. Et plus vite on s'habituera à penser et agir en fonction de ce paradigme, plus on sera à la fois gagnant et moralement correct. L'angélisme, lui, est souvent perdant. Et souvent ringard.

Notes

(*) Présidente d'Intuition, société spécialisée dans l'innovation.

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