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Revue des Marques - numéro 60 - octobre 2007
 

Marque et nom patronymique : des exigences contradictoires à concilier difficiles

Si depuis longtemps l'utilisation des noms patronymiques en tant que marque est très fréquente, elle n'en demeure pas moins à l'origine de nombreux litiges.

Par J-C. Grall et E. Camilleri*


Marque et nom patronymique des exigences contradictoires à concilier difficiles

L'importance du nombre de litiges concernant des marques patronymiques s'explique par le fait que le nom patronymique constitue avant tout un droit de la personnalité inaliénable, imprescriptible et donc, en principe, extrapatrimonial. Néanmoins, le patronyme peut parfois faire l'objet d'une exploitation commerciale et, dès lors, se voir conférer une véritable nature patrimoniale. Ainsi l'article L.711-1 alinéa 2 a) du Code de la propriété intellectuelle prévoit- il que le nom puisse être enregistré à titre de marque et la jurisprudence consacre pleinement, depuis le fameux arrêt Bordas de 1985,la validité des conventions portant sur l'utilisation commerciale d'un nom patronymique1.
Il est donc fort courant, en pratique, que des personnes, généralement célèbres, concluent ce type de contrat avec des sociétés qui commercialisent des produits ou services. Dans ces hypothèses et ainsi que l'a affirmé la Cour de cassation dans l'arrêt précité, le nom se détache de la personne pour devenir un droit de propriété industrielle distinct de la personnalité de son titulaire. L'arrêt Bordas a toutefois laissé de nombreuses questions en suspens et notamment celle de la portée de telles conventions : quelle est l'étendue, et la durée, de l'autorisation ainsi donnée par le titulaire du nom au tiers exploitant ?


La fonction essentielle de la marque est de garantir au consommateur l'identité d'origine du produit.

Le cas Ducasse

De façon progressive, les cours et tribunaux sont venus préciser et affiner leur jurisprudence en tentant de concilier au mieux les exigences contradictoires du nom en tant que droit de la personnalité, d'une part, et de l'activité commerciale développée autour de ce nom, d'autre part. La Cour de cassation s'est d'abord prononcée sur l'étendue de l'autorisation à l'occasion de l'affaire Ducasse, qui posait la question de la validité de deux marques enregistrées par la société Alain Ducasse Diffusion, alors que le célèbre chef cuisinier n'avait donné son accord que pour l'usage de son nom à titre de dénomination sociale.
La cour d'appel d'Aix-en Provence, le 27 avril 2000, avait débouté le demandeur, Alain Ducasse, en relevant que celui-ci avait perdu l'usage commercial de son nom qui était devenu, par l'insertion dans la dénomination de la société défenderesse, un signe distinctif s'étant détaché de la personne physique pour s'appliquer à la personne morale et devenir ainsi un objet de propriété incorporelle. La Cour de cassation, aux visas des articles 1134 du Code civil et L.711-4 du Code de la propriété intellectuelle, a cassé l'arrêt de la cour d'appel après avoir énoncé que "le consentement donné par un associé fondateur, dont le nom est notoirement connu, à l'insertion de son patronyme dans la dénomination d'une société exerçant son activité dans le même domaine, ne saurait, sans accord de sa part et en l'absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, autoriser la société à déposer ce patronyme à titre de marque pour désigner les mêmes produits ou services".2
Ainsi, selon cet arrêt, l'usage du nom par le tiers est limité à ce qui a été expressément autorisé par le titulaire du nom, à savoir un usage à titre de dénomination sociale, et qu'il ne peut s'étendre à d'autres utilisations commerciales telles que le dépôt du nom comme marque.

Le cas Inès de la Fressange

Plus récemment, en 2006, la Cour de cassation a pu intervenir s'agissant de la question de la permanence des droits acquis par la société sur le nom, et ce, à l'occasion de la tumultueuse et très médiatique affaire Inès de la Fressange. En l'espèce, le célèbre mannequin devenu créatrice de mode, qui dirigeait l'activité artistique de la société Inès de la Fressange et qui avait consenti à l'usage de son patronyme à titre de marque, tentait, après son licenciement de ladite société, de recouvrer le droit à l'usage commercial de son nom en invoquant la déceptivité de la marque sur le fondement de l'article L. 714-6 b) du Code de la propriété intellectuelle. Elle prétendait en effet que les consommateurs seraient trompés en croyant acheter des vêtements dessinés par Inès de la Fressange elle-même. La cour d'appel de Paris, après avoir rappelé que la fonction essentielle de la marque était de garantir au consommateur l'identité d'origine du produit, avait accueilli la demande de la créatrice et prononcé la déchéance de la marque. La cour d'appel considérait en effet qu'en raison de la notoriété du patronyme concerné, l'utilisation à titre de marque du nom d'Inès de la Fressange, alors que celle-ci ne concevait plus les produits vendus par la société, maintenait artificiellement dans l'esprit du consommateur un lien entre l'image de la créatrice et les produits marqués3.
La Cour de cassation a cependant censuré la cour de Paris, en se fondant, non pas sur le droit des marques, mais sur le droit de la vente, et plus particulièrement sur l'article 1628 du Code civil relatif à la garantie d'éviction. En effet, la société Inès de la Fressange avait formé un pourvoi au motif qu'en sa qualité de cédante, Inès de la Fressange était soumise à une obligation de garantie des droits cédés, de sorte qu'elle ne pouvait les contester par une demande en déchéance pour déceptivité, en application des articles 1134 et 1628 du Code civil. Argumentation subtile ! Et la Cour de cassation a finalement donné raison à la société Inès de la Fressange, en estimant que "Madame de la Fressange, cédante, n'était pas recevable en une action tendant à l'éviction de l'acquéreur"4. Autrement dit, la Cour de cassation, sans avoir à se prononcer sur la déceptivité de la marque, a estimé qu'en agissant en déchéance des marques concernées, la demanderesse manquait à son obligation de garantir l'acquéreur contre tout trouble dans la jouissance paisible des droits cédés.

La jurisprudence, tant française que communautaire, a tendance à favoriser la pérennité de la marque patronymique et, par voie de conséquence, la structure ayant développé une activité commerciale autour de cette marque, au détriment des intérêts de la personne titulaire du nom concerné.

Peu de temps après, à l'occasion d'un arrêt Elizabeth Emanuel, la Cour de justice des Communautés européennes est venue conforter la position dégagée lors de l'affaire Inès de la Fressange, au regard, cette fois, du seul droit des marques. Dans cette affaire, dont les faits étaient très proches de ceux de l'affaire Inès de la Fressange, la créatrice de mode Elizabeth Emanuel avait cédé à une société l'ensemble des actifs de son entreprise de création de vêtements, parmi lesquels la marque "Elizabeth Emanuel". Ses relations avec la société cessionnaire devenant conflictuelles, la couturière avait ensuite contesté la validité des droits attachés à la marque cédée, en prétendant notamment que le signe distinctif devait être frappé par une déchéance car il induisait en erreur le public sur la nature des produits, qui n'étaient plus réalisés sous son contrôle. Elle avait également formé opposition à l'encontre de l'enregistrement par la société cessionnaire d'une deuxième marque "Elizabeth Emanuel" représentée par un graphisme différent, au motif que celle ci serait trompeuse pour le public.
C'est dans ce contexte qu'une question préjudicielle a été posée à la Cour de justice. Pour résumer, il s'agissait de déterminer si une marque composée d'un patronyme était de nature à tromper le public dès lors qu'elle était exploitée et/ou déposée par une entreprise à laquelle la personne titulaire du nom n'était plus liée. La Cour de justice a répondu par la négative, en considérant que la marque "Elizabeth Emanuel" était de nature à remplir la fonction essentielle de la marque, c'est-à-dire à garantir que tous les produits ou services qu'elle désigne ont été fabriqués ou fournis sous le contrôle d'une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité. La CJCE a ainsi estimé qu'une marque composée d'un nom patronymique ne devenait pas automatiquement déceptive au seul motif que la personne titulaire de ce nom n'appartenait plus à la structure commercialisant les produits sous ladite marque et ce, notamment lorsque la clientèle attachée à cette marque avait été également cédée à la même structure. En effet, selon la Cour de justice, de telles circonstances ne suffisaient pas à démontrer un cas de tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur pouvant justifier la déchéance ou le refus d'enregistrement de la marque. La CJCE a néanmoins tempéré sa position, en précisant qu'il appartenait au juge national de vérifier qu'il n'existait pas une volonté de la part de l'entreprise titulaire de la marque "Elizabeth Emanuel" de faire croire au consommateur que la créatrice participait toujours à la conception des vêtements5. Toutefois, ce gardefou, qui trouverait son fondement dans le droit des contrats, demeurerait extérieur au droit de la propriété intellectuelle, et "n'affecterait pas la marque elle-même", ainsi que l'a précisé la Cour de justice.
En conclusion, la jurisprudence, tant française que communautaire, a tendance à favoriser la pérennité de la marque patronymique et, par voie de conséquence, la structure ayant développé une activité commerciale autour de cette marque, au détriment des intérêts de la personne titulaire du nom concerné. Dès lors, et afin d'éviter toute insécurité juridique future, les deux parties ont tout intérêt à prévoir dès l'origine, dans la convention les liant, portant sur l'utilisation du nom patronymique, les conséquences d'un éventuel départ de la personne titulaire du nom de la structure juridique qui exploite la marque patronymique.

Notes

(*) avocats à la Cour - MG Avocats - Meffre & Grall
1 - Cour de cassation, chambre commerciale, 12 mars 1985, n°84-17163 (si la solution a été rendue à propos d'une dénomination sociale, elle vaut également pour les cas de patronymes utilisés à titre de marque).
2 - Cour de cassation, chambre commerciale, 6 mai 2003, n°00-18192.
3 - Cour d'appel de Paris, 15 décembre 2004.
4 - Cour de cassation, chambre commerciale, 31 janvier 2006, n°05-10116.
5 - CJCE, 30 mars 2006, aff. C-259/04, Elizabeth Florence Emanuel c/ Continental Shelf.

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