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Revue des Marques - numéro 59 - Juillet 2007
 

La marque à livre ouvert

Le placement de marques dans les romans est encore assez peu répandu en France, mais la littérature moderne américaine constitue déjà un terrain d'étude très fertile.

Propos recueillis par Jeaun-Marc LEHU*.



La marque à livre ouvert
Une récente étude du Cabinet Yankelovich & Partners indique qu'un consommateur occidental est exposé en moyenne à plus de 5.000 messages commerciaux par jour. Face à une telle overdose, d'aucuns pourraient alors être tentés de se réfugier dans un bon roman, pour s'évader de toute allusion, sinon agression, marketing. Pourtant, rien qu'en 2007, dans le dernier Matt Benyon Rees (The Collaborator of Bethlehem) Gucci et Fendi sont à l'honneur, alors que Hugo Boss et Armani sont portés dans The Fallen de Jefferson Parker. On ne boit pas un simple whisky mais du Jack Daniels dans Dead Game de Kirk Russell. Stetson et John Deer sont cités dans Sun Kissed de Catherine Anderson. Dans Dirty Blonde de Lisa Scottoline le héros porte une paire de Timberland tannée et dans Cruel Poetry de Vicki Hendricks, c'est une paire de Nike boueuse qui est abandonnée, et non d'ordinaires chaussures. Pepsi-Cola est apprécié dans Extreme Circumstances de Cereka Cook, mais c'est Coca-Cola qui est bu dans Riding Lessons de Sara Gruen et dans Escape Clause de James O. Born. Et si Bryan porte une veste North Face dans Sunrise de Karen Kingsbury, est-ce un hasard ou une volonté délibérée de l'auteur ?

Jeux de mots, jeux de marques

Si en 2007, Patricia Cornwell cite Bréguet dans At Risk, la célèbre marque horlogère suisse circulait déjà aux poignets des héros d'Alexandre Pouchkine dans Eugène Onéguine (1929) ou de ceux d'Honoré de Balzac, comme dans Le Père Goriot en 1835.Quant à Ralph Waldo Emerson,Geneva avait sa préférence dans la première série de ses Essays en 1845. L'hôtel Claridge était le théâtre de plusieurs scènes dans Un Mari idéal (1895) d'Oscar Wilde… et l'on pourrait multiplier les exemples tout au long des XIXe et XXe siècles. Le phénomène n'est donc pas récent, seule son importance est aujourd'hui plus évidente. On a parfois dit que Balzac mentionnait ces marques non par souhait, mais pour satisfaire certains créanciers devenus trop pressants. Aujourd'hui, la plupart de ces placements ne font l'objet d'aucun contrat et sont spontanément décidés par l'auteur pour illustrer une scène ou rappeler une certaine époque. La marque citée contribue ainsi au réalisme de l'histoire en facilitant sa localisation temporelle. Les marques sont présentes dans notre quotidien, alors pourquoi ne seraient-elles pas également présentes dans un univers de fiction qui se veut le plus réaliste possible ?

Les marques sont présentes dans notre quotidien, alors pourquoi ne seraient-elles pas également présentes dans un univers de fiction qui se veut le plus réaliste possible?

Stratégie de communication

Mais certains placements littéraires s'insèrent sciemment dans une stratégie de communication. Certes, le marché est encore très réduit (quelques dizaines de millions de dollars) comparé aux 4,38 milliards de dollars de placements payés (tous vecteurs confondus) dans le monde, selon le cabinet PQMedia en 2007. Et l'on rappellera qu'environ un tiers des placements de marques seulement donne lieu à un paiement direct, le reste reposant essentiellement sur un échange ou parfois sur un don. Mais les initiatives se multiplient. Le cas historique le plus médiatique demeure aujourd'hui encore The Bvlgary Connection de Fay Weldon, en 2001. Le roman n'était pas centré sur la célèbre marque de luxe italienne, mais une scène se déroulait dans l'une de ses bijouteries. Un contrat avait été passé entre l'auteur et la marque. En 2006, Procter & Gamble ne paya ni les auteurs Sean Stewart et Jordan Weisman, ni l'éditeur pour que l'une de ses marques, Lipsticks de Cover Girl soit promue par l'héroïne de Cathy's Book : If Found Call (650) 266-8233. Pourtant, la marque Clinique figurait dans le manuscrit original. Pour Procter & Gamble la proposition d'un échange était très pertinente car l'héroïne correspondait parfaitement à la cible de Lipsticks. En contrepartie, le livre fut mis en avant sur le site www.beinggirl.com, l'un des mini-sites de marque du groupe. Pour la marque, être placée positivement dans un roman est l'assurance d'emprunter un vecteur de communication hors d'un contexte marketing traditionnel. Dans un univers de communication encombré, ce type de vecteur “neutre” est particulièrement appréciable et recherché.Un roman est aussi un support dont la durée de vie est bien supérieure à celle d'une page de publicité insérée dans un magazine ou d'un spot de trente secondes. Les possibilités d'une exposition récurrente sont donc naturellement plus importantes. Et le tout, pour un prix très accessible, sans commune mesure avec celui d'une insertion publicitaire classique. Reste à valider le contexte et les modalités d'apparition et/ou de citation de la marque.

Le sens de la marque au-delà des mots

Certains groupes consuméristes activistes,comme Commercial Alert aux Etats-Unis, se sont inquiétés de la démarche et ont même déjà appelé au boycott de certains romans comportant des placements. Pourtant, si l'on comprend rapidement l'intérêt de la marque pour sa notoriété comme pour son image, lorsqu'elle est citée / utilisée dans des conditions positives, la démarche peut également être pertinente pour l'auteur. Le cas des automobiles peut aisément permettre de comprendre le fait qu'au-delà d'un soutien financier ou promotionnel, cet intérêt peut être mutuel.Une Ford Taurus est à l'honneur dans Innocent (2006) de Harlan Coben,alors qu'une BMW et une Honda roulent dans Sunrise de Karen Kingsbury (2007). Une Jeep est retenue dans Echo Park (2006) de Michael Connelly, mais c'est une Mercedes que l'on conduit dans Two Little Girls in Blue (2007) de Mary Higgins Clark. Une Fiat Uno est utilisée dans Mortality (2007) de Nicholas Royle. Une Bentley apparaît dans Killing Floor (2006) de Lee Child, mais le héros de Proven Guilty (2007) de Jim Butcher préfère une vieille Coccinelle Volkswagen. Enfin, une Volvo est aperçue dans The Princess of Burundi (2007), alors que des Audi, des Porsche et des Lotus sont présentes dans Life Sentence (2007) de Judith Cutler.

Bien qu'appartenant au même secteur d'activité, toutes ces marques n'ont pas la même signification, le même positionnement, la même image. En choisissant avec soin la marque citée, l'auteur guide le lecteur dans la construction de l'imagerie mentale qu'il souhaite associer à son histoire. Il affine la description d'un personnage, précise les contours du décor d'une scène, justifie un peu plus certaines actions. Lorsque les personnages de Prep (2006) de Curtis Sittenfield déjeunent chez McDonald's et que ceux de Worst Fears Realized (2007) de StuartWoods prennent table à La Goulue, un bistrot “parisien” branché sur Madison Avenue à New York, la signification recherchée par l'auteur, via l'évocation du nom de marque dans l'esprit du lecteur, est fondamentalement différente. Son identité et sa personnalité participent à la scène ou à l'histoire, tout en permettant à l'auteur une économie de passages descriptifs, susceptibles d'alourdir le style dans certains cas. Les marques peuvent donc offrir au rythme de l'histoire, une dynamique et un style beaucoup plus fluide, voire plus naturel, tout en offrant au lecteur une totale liberté d'interprétation. La mention d'un PDA BlackBerry dans The Bancroft Strategy (2006) de Robert Ludlum suggère naturellement l'outil indispensable du communicant moderne. Alors que l'évocation en 2004 du PDA Newton d'Apple (commercialisé sans grand succès de 1993 à 1998) dans State of the Union de Brad Thor, envoie un tout autre message, de matériel dépassé et donc d'un utilisateur… déconnecté. La marque contribue ainsi à dire, sans dire.

Les marques peuvent offrir au rythme de l'histoire, une dynamique et un style beaucoup plus fluide, voire plus naturel, tout en offrant au lecteur une totale liberté d'interprétation.

La loi des mots hors-la-loi

La marque à livre ouvert
Ces placements littéraires constituent également une opportunité non négligeable pour les marques dont l'activité interdit ou restreint la communication. On boit du Chivas Regal dans The Chorboys (2007) de Joseph Wambaugh, alors que Marybeth privilégie la bière Samuel Adams dans Heart- Shaped Box (2007) de Joe Hill. On fume des Gitane et des Dunhill dans The Diviners (2007) de Ricky Moody.Kalashnikov est à l'honneur dans Broken Angels (2004) de Richard Morgan, alors que Sig Sauer est préféré dans Mad Dogs (2006) de James Grady. Le Rohypnol (flunitrazepam) de Hoffmann-La Roche, est utilisé dans The 5th Horseman (2006) de James Patterson. Alcools, cigarettes, armes à feu, médicaments… Autant de produits dont les marques sont interdites de communication ou fortement limitées, sur la plupart des marchés. Or, nombre de best-sellers vont bénéficier d'une traduction qui permettra à ses mêmes marques de communiquer à destination de millions de lecteurs/consommateurs potentiels. La liberté d'expression de l'auteur permet sans difficulté aucune de contourner la loi… en toute légalité.

Les cas encore peu nombreux dans la littérature française moderne sont sans doute une illustration supplémentaire de cette exception culturelle bien française. Mais lorsque la saturation des media classiques aura atteint son paroxysme et que les consommateurs contourneront presque “naturellement” les vecteurs de communications traditionnels, l'intérêt pour ce type de placement pourrait bien croître rapidement. Attention alors, car à l'instar des placements dans les films et les séries, les bonnes opportunités d'intégration seront rares, sauf à abandonner le roman pour le catalogue.

Notes

(*) Maître de conférences en marketing, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
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