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Revue des Marques - numéro 53 - Janvier 2006
 

Grand écart ou planche de salut

Si trois luxes, ostentatoire, "éclat de luxe" et luxe immatériel coexistent aujourd'hui, il revient au dernier de redonner au présent de sa saveur et de nouveau stimuler le désir.

Propos recueillis par Danielle RAPOPORT.


Cette question pose celle du statut et des conditions mêmes du "luxe", où le consommateur deviendrait "sujet" face à un "objet" et non plus un produit, la tension de l'un vers l'autre favorisée par l'espace du désir. Tout le contraire des achats paupérisés du hard discount ou des premiers prix de la grande consommation, où l'abrasement de la valeur symbolique de la marque se conjugue au pragmatisme et à l'expertise du consommateur. Un rappel du contexte fera comprendre le sens des objets de luxe d'aujourd'hui, dont "les petits luxes accessibles" qui parsèment de leurs éclats notre vie quotidienne.

Grand écart ou planche de salut

Préserver le désir…

Le passage de la consommation de masse de l'après-guerre, qui prenait réellement en compte les consommateurs dans leurs besoins de se reconstruire et, où, consommer équivalait à se projeter dans un avenir meilleur, à la massification d'une consommation "individualisée", a marqué une rupture importante dans le lien des individus à la consommation. Si ce projet d'un lendemain qui chante n'est plus, qu'est-ce qui pousse les masses à consommer quand leurs besoins sont, pour la plupart largement assouvis ? De quels bonheurs s'agit-il quand l'idée de progrès n'est plus, et encore moins à travers la plupart des produits de consommation actuels. De quelle nature est le désir, devant une offre devenue "obèse" et sans limite ? De quel individu s'agit-il, quand, confronté à l'hyper matérialité, il se vit comme l'unique payeur sans système de reconnaissance, obligé de se protéger par une carapace de défiance et de maîtrise, qui signe à la fois son impuissance et sa fragilité... Il est cependant des besoins de "spiritualiser" le monde, du moins de lui redonner de la valeur et du symbolique.
La recherche de sens, le besoin d'éthique, les nouvelles formes de gratuité", en sont des signes, ainsi que la critique "morale" du tout consommatoire, et aussi cette posture de "sujet" face à un "objet" avec lequel on souhaite entretenir une relation de "juste distance". Car c'est effectivement dans cette "juste distance", cet espace créé entre soi et l'autre, ni fusionnel ni indifférencié, véritable lien de sens et de co-reconnaissance, que le désir peut exister. C'est à ce prix et à cette exigence que les individus pourront devenir des "personnes" différenciées et singulières. Le désir s'étaye sur un "autre que soi", qui enrichira le sujet et le portera vers un "ailleurs", dans une déprise de ses habitudes que permet, dans le luxe, la "surprise" de l'objet, rare, décalé, justement adressé. Le désir charrie à la fois la pulsion vivante de la curiosité et de l'ouverture à l'"autre", et s'ancre dans un manque constitutif, difficile à concevoir dans nos sociétés d'impatience et de comblement, qui ne supportent ni le vide ni l'attente.
Toute l'histoire de la consommation contemporaine raconte cette perte et cette quête de désir, cette volonté de le désengluer pour en retrouver la puissance. Les stratégies de consommation actuelles sont des stratégies de maintenance du désir. Etymologiquement, le terme réfère à la "restriction" à partir du verbe latin "desirare" : cesser de contempler - une étoile, un astre - ce qui l'adosse à l'absence et au regret. L'usage a effacé cette connotation négative pour la remplacer par l'idée plus positive de prospective, de "chercher à obtenir… la lune ou les faveurs d'une femme"1 dont chacun sait que l'une et l'autre échappent à la triviale satisfaction du besoin immédiat ! Le manque du manque, par massification et saturation de l'offre, a suscité le désir du désir, et les objets dits "de luxe" en captent les bénéfices.

Luxe et désir

Pourquoi relier le luxe à cette notion du désir ? Parce que le luxe, comme le désir, s'éloigne du nécessiteux et joue dans un "hors norme" propice à son éclosion. Le mot "luxe" prend ses racines dans "luxuriance" (le végétal qui "pousse de travers"), qui donnera "luxure", ce qui connote non seulement la notion d'excès et d'exubérance, voire d'extravagance, mais celle aussi de singularité et d'originalité. Nous sommes loin du banal, nous approchons les registres de l'inutile, du superflu, de l'au-delà du besoin, de la dépense gratuite et non comptable. A ces fondements étymologiques du luxe, il faut ajouter des déterminants incontournables : la création et l'unicité, qui inscrit "l'objet" dans la rareté, dans l'imaginaire de la main - celle de l'artisan et l'amour du métier - de l'humain et de l'authenticité. Le luxe est aussi, dans sa fonction de mise en désir, la capacité d'élévation, de dépassement et de transcendance, et concerne les registres de l'être et de l'avoir : posséder, et aussi se cultiver par la connaissance de l'objet, s'identifier aux signes de la "classe supérieure", et aussi s'offrir le luxe de goûter et d'apprécier ce qu'il y a de meilleur. Le luxe est un rapport au temps particulier : l'intemporel de l'objet par sa pérennité, l'inscription temporelle dans son histoire et sa matérialisation, et, plus que tout, le temps propre du sujet qui en reçoit la beauté. Je différencierai trois sortes de luxe, qui peuvent coexister chez le connaisseur ou l'amateur. Le luxe ostentatoire, statutaire, exposé et reconnu ; "les éclats de luxe", formes de luxe qui en ont l'apparence ou certaines de ses qualités, comme les objets en cristal de Swarovski ou les l'accessoires d'une marque inaccessible ; et le luxe immatériel comme posture intérieure, comme le temps de soi parce que rare, le temps d'un bien-être que l'on s'accorde, un art de vivre échappé à la répétition et aux contraintes.

Le manque du manque, par massification et saturation de l'offre, a suscité le désir du désir, et les objets dits "de luxe" en captent les bénéfices.
Grand écart ou planche de salut

Pour une nouvelle saveur du quotidien…

En ces temps de pénurie de pouvoir et de vouloir d'achat, tous les acteurs se mobilisent pour rendre plus attrayant et redonner au présent de sa saveur. Notre contribution à la communication d'une enseigne de centre ville a insisté sur ce statut d'un renouveau du quotidien, d'un présent "où ça se passe", enrichi par le lien avec une enseigne qui sait écouter, faire et créer pour ses consommateurs.
Quand on ne peut se projeter plus loin que dans sa sphère privée et dans un futur immédiat, il faut inventer ici-bas de nouveaux "petits bonheurs" et s'inventer le désir d'y croire. Faire en sorte que nos habitats ne soient pas que refuges et replis, que nos vêtements n'obéissent pas qu'aux modes, que nos manières de nous nourrir s'évadent des routines ou que celles-ci, néanmoins familières, apportent leur dose de plaisirs. En bref, que notre "moi" devienne un "soi" heureux, valorisé, reconnu dans ses besoins et activé dans ses désirs. C'est ici qu'une réflexion s'impose. Car nous avons vu fleurir ces dernières années de quoi donner envie aux plus blasés, émerger la requalification sans conteste des objets quotidiens et ce dans tous les domaines. Que ce soit dans l'alimentaire, ses formes esthétiques, ses couleurs transgressives, ou dans la cosmétique, où les "perles de caviar" rivalisent avec "l'eau de source du Japon" ou autres composés d'autant plus désirés qu'ils seront rares et chers, que ce soit dans la technologie et la pureté de son design… on constate une élévation généralisée des critères esthétiques et ergonomiques, avec l'apport de designers et de créateurs de renom, qui pour une nouvelle recette, qui pour une brosse à dent, qui pour une ligne de vaisselle. Les enseignes les plus accessibles (IKEA, H&M…) se dotent de grands noms pour créer de la rareté et de l'émotionnel.

Et que penser de cette nouvelle tendance qui requalifie le statut même du consommateur en le mettant "à la pâte", par la valorisation du "faire soi-même", même si c'est lui qui en exprime le désir. Les cours de couture, de cuisine, de "bonnes manières" fleurissent, de même que se redéfinit un marketing de la personnalisation plus raffiné, comme la fabrication dédiée d'un parfum ou un rouge à lèvre. Le "faire soi-même" requiert du temps de soi et des savoirs, denrées aussi rares que la saveur des "petits luxes quotidiens", qui intègrent certaines dimensions des grands déterminants du luxe : rapport particulier au temps, liens privilégiés à la marque, élaboration de nouveaux savoirs, mobilisation de la sphère intime du désir et de l'émotion, expression identitaire et incarnation de sa singularité.

Faut-il voir donc dans cette stimulation du désir et cette esthétisation généralisée un progrès humain, une élévation de conscience et de savoir, ou des moyens plus subtils pour solliciter plus encore l'envie de consommer ?
Quand on ne peut se projeter plus loin que dans sa sphère privée et dans un futur immédiat, il faut inventer ici-bas de nouveaux "petits bonheurs" et s'inventer le désir d'y croire.

Notes

(*)Psychosociologue, directrice de DRC, cabinet d'études des modes de vie et de la consommation
(1)Dictionnaire historique de la Langue Française
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