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Revue des Marques - numéro 52 - Octobre 2005
 

Valeur et valeurs de la marque

Les évaluations de la valeur des marques se sont enrichies au fil du temps. Les données classiques sont désormais complétées par des variables marketing plus qualitatives qui sont aujourd'hui les véritables sources de la création de valeur des marques.

Par Jean-Marc LEHU*

En 1961, la Metro-Goldwyn-Mayer distribua la nouvelle comédie du metteur en scène Billy Wilder, One, Two, Three, avec James Cagney dans le rôle principal. Ce dernier y incarnait le directeur de la filiale allemande de Coca-Cola, basée à Berlin Ouest. Dans l'une des scènes initiales, trois commissaires soviétiques viennent négocier la possibilité pour Coca-Cola de s'implanter en U.R.S.S.. Contrairement à ses habitudes qui consistent à livrer le sirop de base, il est demandé à Coca-Cola de communiquer la formule de sa boisson phare. La demande est aussitôt refusée catégoriquement avec menace d'interruption sine die des négociations. Toute la valeur du Coca-Cola paraît alors résider dans le fameux ingrédient aromatique mystère, le X7 ; ce "simple" ingrédient contribuant à faire de la formule secrète du Coca-Cola, l'actif le plus précieux de l'entreprise. Quelques décennies plus tard, alors qu'il assurait les fonctions de Vice-président Corporate Communications pour Coca-Cola, Carlton Curtis1 fit l'observation suivante : "Si tous les actifs de Coca-Cola étaient détruits en une nuit, celui qui détiendrait la propriété du nom de marque Coca-Cola pourrait se présenter dans une banque le lendemain matin et obtenir un prêt lui permettant de tout reconstruire". Sous-entendu, la valeur de la marque Coca-Cola est telle, qu'elle est sans conteste l'actif le plus précieux que détient l'entreprise. L'étude annuelle sur la valorisation des marques réalisée en collaboration par Interbrand, J.P. Morgan Chase & Co, Citigroup et Morgan Stanley, et publiée par le magazine BusinessWeek fait ressortir cette valeur à 67,525 milliards de dollars pour 2005 (voir tableau). En cinq années d'existence, le classement a systématiquement placé la marque Coca-Cola en première position. Certes, la méthode d'évaluation est peut-être discutable. Parce qu'elle élude certains secteurs comme les compagnies aériennes (l'impact de la marque étant trop difficile à discerner avec exactitude), parce qu'elle ne tient compte que des entreprises qui permettent l'accès à leurs informations financières, parce qu'elle impose à la marque de réaliser un tiers de ses revenus en dehors de son marché domestique, ou encore parce qu'elle ne prend pas en compte les maisons mères. Mais existe-t-il une équation universelle de la valeur d'une marque qui puisse ici faire l'unanimité ? Probablement non. En revanche, ce classement est reconnu comme le plus fiable disponible.

La création de valeur pour une marque réside avant tout dans la manière dont elle est exploitée, gérée, protégée et développée.

La valeur de la marque : en quête de capital

Bronzez mais triez !

De tels classements signifient-ils qu'il est alors possible de déterminer avec exactitude le prix d'une marque ? En l'occurrence dans le cas présent, que le prix de la marque Coca-Cola serait très exactement de 67,525 milliards de dollars ? Certes non, car il n'est point besoin de relire les écrits de Warren Buffett et notamment ses Lessons for Corporate America, pour savoir que si "le prix est ce que l'on paye, la valeur est ce que l'on obtient." Reflet de cette pensée, depuis une quinzaine d'années maintenant, les évaluations de la valeur des marques se sont enrichies et ne sont plus purement comptables. Face à des données classiques comme la capitalisation boursière, le chiffre d'affaires et les bénéfices par exemple, sont désormais retenues des variables marketing complémentaires plus qualitatives, comme la notoriété, l'image, le taux de satisfaction et la fidélité des clients, l'absence de sensibilité au prix, la part de marché, la position concurrentielle ou encore la capacité d'innovation par exemple. Or ce sont bien ces variables qui sont aujourd'hui les véritables sources de la création de valeur des marques. Mais si le marketeur peut se réjouir de voir pris en compte les critères illustratifs du fruit de son travail, le comptable ne lui sait généralement pas gré d'avoir grandement complexifié sa tâche, en introduisant des "variables" dont l'évaluation objective est elle-même source de subjectivité, voire de discorde.

Que l'administration fiscale souhaite connaître avec le plus de précision possible la valeur des marques, afin de les faire figurer clairement au bilan des entreprises détentrices, semble logique et totalement légitime. Mais au-delà de ce constat administratif, n'est-il pas chimérique d'ambitionner pouvoir calculer la valeur exacte du capital marque ? Car en définitive, une marque ne saurait avoir de valeur intrinsèque en tant que telle ! Quelle peut bien être la valeur de deux mots de quatre lettres latines séparés par un tiret et écrits avec la police de caractères Spencerian Script sur une bouteille de soda, pour un individu qui n'a jamais vu ni entendu parler de cette boisson gazeuse et de couleur sombre ? En réalité, la création de valeur pour une marque réside avant tout dans la manière dont elle est exploitée, gérée, protégée et développée. Et si Karl Marx attribuait au capital "le pouvoir occulte" d'ajouter de la valeur à sa propre valeur, force est de reconnaître que la marque nécessite un gestionnaire compétent et attentionné pour véritablement créer de la valeur. Et comme le rappelle à l'autre bout de l'échelle de pensée, Milton Friedman, tout peut être argent, de la pierre à l'or en passant par une cigarette ou un coquillage par exemple. Mais au-delà de la valeur intrinsèque de chacun, ce qui fait que ces supports peuvent être considérés comme de l'argent, c'est avant tout ce que l'on peut faire avec. Dans cette optique, la marque ne représente donc pas un capital, mais un capital potentiel. La nuance est naturellement importante. Car en fonction de l'environnement considéré et du gestionnaire à qui elle est confiée, la valeur de son capital potentiel pourra considérablement varier. Nombre d'entreprises chinoises sont aujourd'hui de plus en plus intéressées par le rachat d'entreprises ou de groupes occidentaux en difficulté. Paradoxe ? Non ! Qu'ils se nomment Thomson, RCA, Dirt Devil, Rover, Maytag, IBM ou Marionnaud, tous ces noms de marque n'ont pas un jour attiré les investisseurs asiatiques sans raison. Bien plus qu'un outil industriel vieillissant, qu'un circuit de distribution peu performant ou éventuellement que quelques brevets encore actifs, l'objet de toutes les convoitises lorsqu'un groupe asiatique se propose de racheter le groupe, l'entreprise ou simplement l'une de ses activités, demeure le plus souvent l'accès à la marque. Porte d'entrée identifiée sur le marché, clé d'accès à l'imaginaire intellectuel et/ou affectif des consommateurs, sésame marketing en attente de meilleurs gestionnaires, la marque aussi vieillie et affectée soit-elle, conserve le plus souvent un potentiel qui ne demande qu'à être mieux exploité et donc mieux valorisé. Lorsqu'en 1955, Burleigh Gardner et Sidney Levy parlèrent d'"image de marque" dans leur célèbre article paru dans la Harvard Business Review, ils évoquèrent un ensemble d'idées, de ressentiments et d'attitudes à l'égard de la marque. Cette approche pionnière explique qu'une même marque n'aura pas nécessairement la même valeur pour l'ensemble de ses parties prenantes, dès lors que les ressentiments et l'attitude à son égard pourront considérablement varier d'un individu à l'autre. L'intérêt et l'appréciation qu'elle peut susciter chez un employé, un client, un partenaire, un fournisseur ou un prestataire, un analyste boursier ou un concurrent, ne sauraient être nécessairement les mêmes. La connaissance et la perception qu'ils peuvent avoir de la marque, de ce qu'elle représente pour eux et de ce qu'ils peuvent en attendre ou en faire, peuvent revêtir des valeurs divergentes. Or, théoriquement, en tant que symbole de désignation distinctive, la marque est "une". S'il demeure possible de la percevoir sous des facettes différentes, son message et a fortiori son image ne doivent pas diverger suivant les cibles, au risque de susciter une incohérence susceptible d'altérer son capital.

En tant que symbole de désignation distinctive, la marque est "une". S'il demeure possible de la percevoir sous des facettes différentes, son message et a fortiori son image ne doivent pas diverger suivant les cibles, au risque de susciter une incohérence susceptible d'altérer son capital.

Les valeurs de la marque : en quête de crédibilité

La communication de la marque doit normalement lui offrir l'opportunité d'émettre un message fédérateur. En s'appropriant et/ou en développant des valeurs pérennes, la marque cherche à se doter de signaux puissants, qui doivent lui permettre de se positionner avec légitimité, cohérence et constance, aux yeux de l'ensemble de ses parties prenantes. Nombre d'entreprises n'ont pas attendu les scandales financiers médiatiques (Worldcom, Enron, Tyco, Royal Dutch Shell, Vivendi, Hollinger International, Ahold, Parmalat...) de la fin des années 1990 et du début des années 2000 pour revendiquer l'adoption et la défense de valeurs sociétales, environnementales ou simplement humaines. Des valeurs que la communication institutionnelle se charge de véhiculer de message en message, au profit de l'image globale de l'entreprise et donc au profit de la valeur de son nom, dans une démarche classique de capitalisation. Cependant, deux mises en garde paraissent s'imposer ici. La première concerne la légitimité de ces valeurs. Revendiquer certaines valeurs ne suffit plus désormais. Il est difficile de croire que la société Enron figurait en première position de la variable "qualité du management" en 2000, dans le classement Fortune, des entreprises les plus admirées dans le monde... Et pourtant ! L'environnement a drastiquement changé ces dernières années. Le consommateur d'aujourd'hui peut disposer d'un savoir issu de plus d'un demi-siècle de consumérisme moderne. Il a appris à être vigilant pour ne pas dire méfiant. Quand bien même ses connaissances seraient incomplètes, l'explosion de l'offre médiatique et plus encore l'avènement du puissant vecteur de communication universel qu'est l'Internet, contribuent à placer les entreprises sous le feu permanent des micros et des caméras de l'information. Le laboratoire Merck, jadis2 première entreprise la plus admirée de ce même classement mondial publié par Fortune, est aujourd'hui accusé d'avoir négligé la vie de ses patients en ne retirant pas son médicament Vioxx (anti-inflammatoire non stéroïdien également connu sous le nom rofecoxib) suffisamment tôt du marché, alors qu'il pouvait augmenter les risques cardio-vasculaires. Quelle valeur donner alors à la signature de l'entreprise pharmaceutique : "Notre engagement - offrir le meilleur de la médecine" et plus encore à celle du groupe à l'international : "Where patients come first" ? ! Nul ne conteste que mettre en avant le respect de certaines valeurs est devenu essentiel pour la communication de la marque. Mais valider ce respect dans les faits, jour après jour et sans aucune défaillance est purement et simplement indispensable.

Valorisation 2005 des dix premières marques
Bronzez mais triez !
D'après "Global Brands" de Robert Berner, David Kiley, Mara Der Hovanesian,
Ian Rowley et Michael Amdt, BusinessWeek, 1er août 2005, page 90.

La seconde mise en garde concerne les valeurs qui sont mises en avant. Assortir la communication de la marque d'une ou de plusieurs valeurs est chose aisée. Trop aisée ! A tel point, que malheureusement la plupart des entreprises revendiquent aujourd'hui les mêmes valeurs, dans les mêmes circonstances et sans paraître se soucier de l'indispensable différenciation stratégique censée valoriser la marque, comparativement à ses concurrentes. Certes, les grandes valeurs sociétales sont peu nombreuses (protection de la faune et de la flore, respect et protection de l'homme). Mais en cherchant à être présente partout, pour tout et à communiquer en ce sens, la grande majorité des marques ne valorisent pas leur action. Au contraire même, elles la banalisent. Et à chercher à être présente partout, la marque finit par devenir transparente et visible nulle part. Il n'est pas ici question de recommander à la marque d'abandonner ses engagements sociétaux. Mais de choisir avec plus de discernement stratégique, le choix de ses valeurs, en fonction des critères de cohérence, de légitimité et de surtout de spécificité.
Le dramatique Tsunami asiatique du 26 décembre 2004 est révélateur de la possible myopie collective des marques, exacerbée par une émulation médiatique généralisée. Pas une grande entreprise pour ne pas apporter sa contribution financière. Pas une pour omettre de manifester sur son site Internet et/ou dans sa communication de marque, sa solidarité sonnante et trébuchante. Mais quid de la cohérence, de la légitimité et de la spécificité de tels actes ? Lorsque Procter & Gamble envoie 28 millions de sachets de composé purificateur de sa marque Pur à ses partenaires caritatifs habituels, pour décontaminer l'eau sur place, cohérence, légitimité et spécificité valorisent la réactivité de l'entreprise, crédible dans sa démarche. Mais quelle est réellement la valeur d'un chèque, quel que soit son montant, dans une ambiance de surenchère et de manque d'infrastructure pour une gestion totalement transparente et durable ? Quelle valeur peut-il réellement permettre à la marque de capitaliser ? La communication de marque ne peut plus être aujourd'hui le reflet de ce que souhaiterait être l'entreprise ou de ce que lui dictent les media ou la concurrence. Elle ne peut être que ce qu'est réellement la marque, et que la manifestation des valeurs qui sont réellement les siennes. Changer le miroir n'a jamais changer le modèle. Et si le reflet paraît plus flatteur, il n'est que reflet, quelques particules lumineuses furtives, que seul le fou peut penser pouvoir saisir et valoriser.

Notes

(*) Maître de conférences en marketing - Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
(1) Carlton Curtis est aujourd'hui Vice Président, Industry Affairs de Coca-Cola Amérique du Nord
(2) Merck est arrivée première chaque année dans le classement annuel paru de 1987 à 1993 ! Mais en 2005, la note de 5.12 de Merck ne lui permettait même pas d'apparaître dans le Top 50 des entreprises les plus admirées dans le monde, tous secteurs confondus. Elle demeurait en 7ème position de son secteur industriel (industrie pharmaceutique).
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